Carnet de route Afrique-Asie #58: Le Tadjikistan traite mal ses touristes

Publié le 18/12/2023

CARNET DE ROUTE #58 – De Kashgar (Chine) à Dushanbe (Tadjikistan). Marthaler en révolte contre la bureaucratie d’un pays pourtant magnifique et chaleureux.

Depuis 1989, l’essence qui provient épisodiquement de Russie par mille chemins est chère et souvent frelatée. Des camions-citernes, des récipients d’huile alimentaire de 5 litres et des bouteilles de PET en guise d’entonnoir font office de station-service. A la moindre descente, les chauffeurs éteignent leur moteur. Les pannes sont légion. Sur la route, un cheval tire une Moscovitch orange pour la faire démarrer. Avec une simple paire de chaussures, nous pédalerons plus loin, en direction du Tadjikistan.

Ce matin, sous un soleil glorieux, l’herbe est givrée. Nous distinguons la silhouette du Pic Lénine (7134 m), où le Polonais Tomasz Sovinarsi a récemment hissé son vélo… pour figurer au Guiness Book! La « Pamirski Trakt » (Pamir Highway), construite par les ingénieurs soviétiques en 1933, file droit sur le somptueux massif. En vieux persan, « pamir » signifie « plateau herbeux » ou Paw-i-Mur », « les jambes du soleil ». Les Chinois les appellent « Les montagnes de l’oignon ».

PERMIS SPECIAL Pour entrer dans la région du Gorno-Badaksan, la partie orientale du Tadjikistan, un permis spécial que nous ne possédons pas est requis. Notre visa tadjik, dont la validité débute non pas le jour d’entrée dans le pays (comme presque partout dans le monde), mais à une date fixe, expire dans une semaine. Venant de l’est, la seule autre frontière qui nous permettrait d’entrer sur le territoire national est fermée aux étrangers. Nous jouons donc au quitte ou double, espérant, comme nous l’avaient indiqué plusieurs personnes, pouvoir régulariser la situation une fois sur place…

Tout a commencé à l’ambassade tadjike de New-Dehli, en mars dernier, où nous avions retiré nos visas. Le consul ne possédait alors pas de tampon pour le permis obligatoire du Gorno-Badakshan mais nous rassura en disant: « Sur place vous pourrez vous arranger facilement. » Mais « nul n’est censé ignorer la loi ». Nous l’apprendrons à nos dépens.

TAMPON Nos premiers jours de vélo au Gorno-Badakshan se passent plutôt bien. Passé le Kizyl-Art, un col à 4280 m, deux citernes transformées en habitat, un portail rouillé et un roadblock forment le poste-frontière. Le douanier, dont le sourire fait apparaître une dentition couronnée d’or, retire un tampon d’entrée d’un coffre-fort sans même prendre la peine de vérifier si nos passeports contiennent le fameux permis.

Au second col, le Uy Bulak (4332 m), trois policiers vivent chichement dans un container aux lits superposés qui leur fait également office de bureau. Dans cette région montagneuse désolée (45% du territoire et 3 % de la population nationale), ils trouvent enfin dans notre présence inopinée une belle occasion de plaisanter. L’aîné, le plus zélé d’entre eux, prend soin de nous enregistrer dans un cahier d’écolier… mais sans se soucier du permis manquant. Puis ils s’arment de leur kalachnikovs, enfourchent nos vélos et posent comme des Rambos devant le portail du check-post. Le plus jeune débouche avec une magnifique paire de cornes d’une Marco-Polo sheep, un mouflon endémique en voie d’extinction. Nous apprendrons plus tard que les policiers et les gardes-frontières sont les principaux responsables de sa disparition… Au bazar, la viande de mouflon est moins chère que celle de mouton.

PANIQUE En quelques jours, nous gagnons Murghab, une petite bourgade, et nous nous rendons à « l’Ovir » (un département de la police) pour nous enregistrer. L’employée ouvre nos passeports et découvre, paniquée, l’absence de nos permis: « Je n’ai jamais vu cela! » A chaud, j’interprète mal sa réaction et l’attribue à l’habituel embarras d’une bureaucrate face à une situation inédite.

Elle nous griffonne un message qui sera, affirme-t-elle, « votre sésame à l’Ovir de Khorog », la prochaine ville, à quelques 300 kilomètres, et insiste: « Partez aussitôt »… Mais les véhicules sont rares, très rares. A Murghab, les moyens de transports se résument à quelques jeeps et camionnettes Wouaz de 25 ans d’âge, que l’armée russe a laissées derrière elle… Le soir même, pourtant, la chance paraît nous sourire.

BUS ANTEDILUVIEN Isatcho, un ancien instituteur qui s’est reconverti par nécessité en businessman, nous propose son minibus chinois Damas, le seul de Murgab. Hospitalité tadjike oblige, notre voyage commence par un repas dans sa famille, puis nous embarquons dans son van. Au premier tournant, il fait halte à une maison privée pour le plein d’essence. Le moteur démarre, mais 50 mètres plus loin, le Damas refuse d’avancer. L’essence a été coupée à l’eau ou au diesel. Nous l’aidons à pousser son véhicule dans sa maison où il nous héberge pour la nuit.

Le lendemain matin, rebelote, un minibus Wouaz antédiluvien part bel et bien pour Khorog. En l’absence de démarreur, la copilote actionne une longue manivelle. Le chauffeur, lui, manie un couteau de cuisine en guise de clé de contact. Des morceaux de ceinture de sécurité coincent ses vitres et retiennent ses portes vacillantes. Son embrayage patine, sa boîte à vitesses craque et menace de rompre à tout instant. Le cassetophone graille. Le véhicule hoquète mais nous voici enfin partis sous le soleil éclatant. En avant toute!

L’AGHA KHAN La vie s’organise à l’intérieur du véhicule. Deux menuisiers kirghiz aux yeux ronds comme des billes ont toujours le mot pour rire. Pokeeza, une enseignante d’anglais, nous avoue ne gagner que 50 dollars par mois, alors qu’un sac de blé coûte environ 60 dollars. Au Tadjikistan, le pain fait maison constitue l’alimentation de base. « La guerre civile (1992-97) et la corruption rampante ont plongé le pays dans une situation désastreuse. Sans le secours de l’Aga Kan (ndla: Le prince Agha Khan IX vit à Genève depuis sa naissance en 1936. Il est le leader de la communauté ismaélienne et son 49ème imam. Un descendant direct du prophète Mohamed par son cousin Ali, le premier imam, et sa femme Fatima, la fille du prophète.), nous n’aurions jamais survécu. Il n’y a pas de travail ici. Nos enfants, pourtant diplômés, partent tous en Russie. Malgré leur mauvais salaires, ils nous en envoie une partie pour nous aider. Ceux qui restent s’adonnent à l’alcool et à la drogue », nous témoigne-t-elle avec tristesse.

Au terme de dix heures de piste, la jante du Wouaz se fissure, comme celle de mon vélo. Je raconte à Pokeeza la rigueur de la police suisse qui contrôle le profil des pneus. Elle me montre la poche de sa veste en énonçant: « Au Tadjikistan, elle regarde le profil du porte-monnaie! »

AMENDE A l’Ovir de Khorog, malgré la médiation préalable d’un agent de voyage local, cela sent le roussi. A quelle sauce allons-nous être mangés? La cheffe du bureau, une femme imposante au teint blême et au sourire carnassier, n’y va pas par quatre chemins. En vrai cheval tout droit sorti d’un roman de Milan Kundera, elle grimpe sur ses hauts talons en nous assenant d’un « Straff! » (punition), un mot russe emprunté à la langue allemande durant la dernière guerre. « 290 dollars », s’exclame-t-elle triomphante. « Et je vous fais une faveur, vous ne payez qu’une amende pour deux. »

Sa logique est infaillible, pas de permis, sans permis pas de visa. La victoire est au bout du tampon… et le tampon entre ses doigts. Ce pur produit « made in URSS » n’est hélas pas une exception dans un pays enclavé où l’administration empoussiérée vit encore à l’ère soviétique… Nous sommes faits comme des rats. Goethe avait raison: « L’homme, ce petit monde de folie. »

REVOLTE Les géographes qui ont observé ici la fantastique rencontre des massifs des Tien Shan, du Karakorum, des Kun Lun, de l’Hindu Kush et des Pamirs tiennent une expression parfaite pour notre situation: le « noeud pamiri ». Le Tadjikistan est certes un pays de montagnes qui gagne à être connu. Sa population nous a témoigné beaucoup de chaleur et nous regrettons de n’avoir pu y rouler que quatre jours. Mais nous crions notre révolte contre sa bureaucratie, qui traite si mal ses touristes. Pleins d’amertume, nous joignons Dushanbe en jeep pour étendre au plus vite nos visas.

Cette arrivée précipitée à la capitale coïncide également avec le retour prévu de Nathalie en Suisse et ne fait qu’accentuer notre sentiment de déception. Quand à moi, je m’envolerai, à regret, pour Bishkek, au Kirgizistan (ndla: l’extension de la durée de nos visa, âprement négociée, a expiré). Notre voyage en duo, qui aura duré deux ans, s’achève brusquement en queue de poisson…

Claude Marthaler, Dushanbe, Tadjikistan, 21 septembre 2007, kilomètre 25’060 in La liberté du 13 octobre 2007

Post scriptum: Désormais, je poursuivrai seul le voyage. Sa fin, près d’un an plus tard, en 2008, se soldera également par une séparation définitive d’avec Nathalie Pellegrinelli, qui est actuellement retraitée (2023) et habite en Valais.

Post cyclum, à lire et à visionner sur le Tadjikistan à vélo: