L’Eurasie à vélo #40: Malgré 10’000 km dans les mollets, Claude Marthaler poursuit son périple

Publié le 21/04/2022

Le Genevois continue son voyage vers le Japon à vélo. Morceaux choisis de son parcours en ex-URSS

Que devient Claude Marthaler, notre valeureux cycliste? Parti de Genève au printemps dernier, il poursuit son voyage – qui devrait durer deux ans jusqu’au Japon. Une chronique publiée l’été dernier, l’Eurasie à vélo, nous a donné quotidiennement de ses nouvelles. Nous l’avions laissé sur la route de Tbilissi, il a d’abord gagné l’Arménie. Depuis, ses mollets n’ont pas chômé, sa plume non plus. Extrait de son journal de bord.

Arménie, septembre 1994

Je quitte Erevan, où le domaine privé ronge le public comme une mauvaise herbe. C’est une ville d’alvéoles où les garages et les murs aveugles percés sont transformés en débits de boisson ou en stands de brochette. L’électricité n’est disponible que deux heures par jour et je n’ai aperçu qu’une tâche de lumière dans l’ombre béante de cette capitale: une petite funambule qui parcourt un fil au-dessus de la foule.

J’amorce la montée de la plus haute route caucasienne (3250 m) qui enlace les flancs des Aragats. Rude! Je remonte le temps vers nos ancêtres les volcans… Myriades de blocs de basalte, naufragés du temps. Au bout de la route, une station de physique. On y étudie les particules du rayonnement solaire. Les computers des chercheurs de lumière s’arrêtent en même temps que les feux d’Erevan, 2000 mètres plus bas. Vie frugale, pain sec, fenêtres calfeutrées de palstique…

Je dévale 1000 mètres à pied, 1400 en roue libre pour rejoindre le socle de l’Arménie à 1800 mètres. Absence de victuailles sur la route déserte. Ciel chargé,étuve. J’ai les jambes molles et le moral dans le chaussettes. Une boule de feu embrase le ciel, je pédale sur une ultime droite , interminable. Enfin, un hôtel. « Ghost » (invité en russe), me fait le directeur. Ma mine lui offre une traduction dans la langue de Shakespeare: « fantôme ». Trois femmes s’occupent gentiment de moi. « Vous êtes mariés? Donnez-moi un visa! Mais que viens-tu faire par ici, cycliste du paradis (la Suisse)? » Ce soir, mon paradis est un lit.

Géorgie à couper le souffle

Sitôt le poste-frontière de la Géorgie passé,le bitume laisse place à la terre battue. J’avance dans un paysage à couper le souffle: lacs d’altitude, d’un bleu profond, cernés de reliefs doux et arides, champs de blé inondés de lumière, troupeaux de moutons gardés par des hommes à cheval.

Je passe la porte d’une demeure géorgienne au toit de terre, au plafond bas. Une femme plonge des patates dans un bain d’huile et nous prépare un café. Une lampe à pétrole éclaire nos visages rapprochés qui se découpent autour d’une tables de patates graisseuses, de kéfir, de galettes trempées dans de la crème et avalées goulûment, Je lis dans leur teint hâlé et leurs larges mains la marque aride d’une vie au grand air. Après le prélude au repas, l’incontournable vodka. Quel que soit le mal évoqué, chacun s’improvise médecin pour vous prescrire le remède divin. Le père, alcoolique, pousse son fils de onze ans à avaler cul sec deux verres de tord-boyau et lui passe le pain destiné à éteindre le feu. Bien vite, sa tête tombe à la renverse sur sa chaise devant le regard candide des trois petits frères assis en rang d’oignons sur le lit.

J’ai passé le cap des six mois de voyage et des 10’000 kilomètres.

Azerbaïdjan: rencontre

J’ai quitté Tbilissi par la porte sud. Me voici au poste-frontière de l’Azerbaïdjan. Au onzième passage de frontière, je suis rôdé. Deux mots de passe: « I’m a sportsman, velociped« . Un vrai foutoir, la frontière: marchands ambulants, voitures recouvertes de victuailles, bouteilles de vin emplies d’huile de moteur, seaux de coings et de raisins, bennes de camions emlies d’oignons, bus bourrés de courgettes… Je retrouve les délices des tchaïchanas (stands de thé), aubaine des voyageurs après tant de routes imbibées d’alcool.

La steppe s’appauvrit à l’approche de la mer Caspienne. Pour quelques temps encore, de maigres collines érodées barrent l’horizon. Peu après la frontière, la milice azérie m’avait mis la puce à l’oreille: « Deux cyclistes français qui se dirigent sur Bakou sont passés par ici il y a deux jours. » Je fais le pari de les doubler, et la tangente Tbilissi-Bakou prend des allures de contre-la-montre. A coups de messages livrés aux automobilistes, notre rencontre impromptue a lieu au km 140 de Bakou. Anouk et Gilles, partis de Genève le 14 mai pour un tour du monde de cinq ans ont traversés la France, l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Je les avais connus avant mon départ. Notre trio s’octroie la largeur d’un camion pour discuter de tout et de rien.

Bakou se dévoile devant nos roues, ceinturée par des minarets de pétrole et des derricks de croyances. Adossé contre le massif du Caucase, je contemple la Caspienne d’où on tirait deux mines d’or: le caviar et le pétrole. Une brume légère dissimule les dunes du Karakoum au Turkménistan. Selon une légende turkmène, Dieu, après avoir créé le monde et les hommes donna aux Turkmènes un vaste territoire.. Lorsqu’il partagea le soleil, ils eurent leurs part les premiers. Mais le jour du partage de l’eau, ils restèrent endormis…

Octobre-novembre: Bakou – Azerbaïdjan et Tashkent -Ouzbékistan

A Bakou, une jeune peintre tatar, Naïra, m’héberge. Un mur mince comme du papier d’Arménie sépare sa chambre d’un magasin de pain. Les arrivages entraînent de véritables émeutes et souvent, les camion de livraison se voit dévalisé avant d’avoir déposé sa cargaison. Un jour, un long cortège de voitures aux vitres teintées remonte à vive allure les artères de la ville. Bus pris d’assaut, taxis réquisitionnés; une foule dense emmenée par des pleureuses se dirige vers le cimetière: le fils du président Alief et un haut dignitaire ont été assassinés. « Ici, tout est possible, rien n’est réel », me dit un habitant.

Il est temps de quitter le Caucase. « No visa, no ticket« me dit l’employée du port. Mais la victoire est au bout du dollar. Le ferry géant file à 25km/h sur la Caspienne. Des femmes fortes, cheveux teints au henné, visages ravinés, donne la tétée à leurs bébés. Des hommes au dos chargé de dizaines de poussettes parcourent les passerelles. Chacun remplit un bocal d’eau bouillie sur une misérable résistance électrique. Nous voyageons toujours en trio.

Turkménistan: repères français

Quatorze heures plus tard, arrivée à Krasnovodsk. Un camionneur russe sort café, pain et caviar et bien vite une bouteille de vodka. Attente à la douane par 96 degrés d’alcool et 35 degrés de chaleur. Une Turkmène m’ouvre sa chambre à coucher: c’est le bureau des visas. Dollars, tampon. Au premier village, une ex-secrétaire du Komsomol nous accueille par un « Ah Eiffel, Alain Delon, Patricia Kaas et Michel Platini! » Il parle avec nostalgie de l’époque Brejnev: « On s’en mettait plein la panse! », nous dit-il pendant que nous mâchons avec peine de la viande de dromadaire. Dans le pays, on a gardé les piédestals, mais remplacé Lénine par Niasef, le président. Le culte de la personnalité a encore de beaux jours devant lui. Un troupeau de dromadaires ondule avec souplesse, des enfants chevauchent des chevaux de vent. La terre est plate comme une galette. Gilles et Anouk me quittent, je reprends mon chemin en solitaire. Bourrasques et chaleur de braise.

Je suis la route d’or de Samarkande. Le désert prend des formes insoupçonnées aux abords du canal du Karakoum long de 1450 km . roseaux, champs de coton, pastèques et melons. Au Turkménistan, 1% du territoire est voué à la culture, et le 95% doit être irrigué. Je traverse cette frange d’oasis avec joie. Le massif du Kopet Dagh confère enfin un peu de tonus à ce paysage pétrifié. Je plonge mon corps fourbu dans le plus grand lac souterrain (2500 m2) de l’es-URSS.

Bien vite, je retrouve le désert. Au bord d’un lac, je mange de l’excellent poisson. Cela me change des bouillons à la viande, si gras que je pourrais graisser ma chaîne avec les doigts.

Tracasseries en Ouzbékistan

Je quitte un océan de dunes peuplé de sables et de saxaouls et traverse au soleil couchant les deux kilomètres de large de l’Amour Daria sur un pont flottant. Je franchis la frontière ouzbèque sans visa et mange mes premiers « samsa« , des triangles de pâte fine à la viande, tomates et oignons. Ni la farine, ni le gaz ne semblent manquer ici, je n’avais pas vu cela depuis la Hongrie. En bord de route, des enfants vendent des sucreries sur une caisse de bois. Mahomet lui-même avait d’abord été commerçant. Samarkande m’apparaît plus urbaine, agitée, sédentaire. Je fais halte face au Reghistan, ensemble monumental qui fut autrefois le centre du monde. Il est aujourd’hui le centre de rien. Enfin, mon regard se heurte à de hautes montagnes enneigées. Il ne fait pas froid malgré le vent de novembre. A la frontière ouzbèque, un tank pointe son canon sur le Tadjikistan. Je franchis quatre contrôles douaniers sans problème, et sans visa tadjik, mais j’arrive deux saisons trop tard: le col d’Anzob (3370 m) qui donne accès à Douchanbé est couvert de neige. Son frère jumeau, qui ouvre la porte vers le nord et Tashkent, le sera d’ici un ou deux jours. Par fatigue, je me jette dans la gueule du loup: un hôtel « Intourist », la plus grosse agence de voyage soviétique. Le lendemain, deux policiers débarquent. Tous deux affichent ce zèle des gens désoeuvrés mûs par une mission divine et soudaine. « Vous avez 24 heures pour quitter le territoire! » Sous la pluie diluvienne, je me mets à penser que je fabrique ainsi mes premières armes face à la bureaucratie du prochain géant d’Asie: la Chine. Je reprends la route pour Samarkande, puis Tashkent.

Claude Marthaler, novembre 1994

Ndlr: Lors d’un récent appel téléphonique, notre voyageur éetit sur la route enneigée de Bishkek (Kighizstan) en route pour Alma-Ata (Kazaksthan). Au programme: froid, vent., déserts… Chine. Itinéraire encore inconnu.

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 6 janvier 1995