L’Eurasie à vélo (1988-91)
Publié le 09/10/2024
Premier voyage au long cours, sans itinéraire précis ni temps imparti. Pendant un an, une route mal partagée avec un compagnon d’alors. Puis la révélation, seul, en zigzaguant à travers le Sous-continent indien et le versant Sud de l’Himalaya.
J’avais trouvé là source d’inspiration, une forme d’épure, un cyclisme des hautes terres, comme si j’étais arrivé. L’axe sacré autour duquel s’articuleront bien des voyages, de l’imaginaire, de la profondeur et des mots.
Et l’amour, encore et toujours, avec la rencontre d’une femme, alors enceinte, bouclant son tour du monde à vélo (voir Claude Marthaler, embrasser la terre et/ou lire Heidi Triet, Elle accouche sur son vélo (ou presque), pp.226-230 in A tire-d’Elles, Femmes, vélo et liberté (Slatkine, 2016), et le retour chahuté mais bien réel, par la route, vers nos racines communes, la Suisse. Enfin, la naissance de sa fille et un séjour au Tessin. Ce fut pour elles le début d’une vie sédentaire et pour moi, une belle étape, écho à mon bouillonnement intérieur et à ma curiosité dévorante.
Cette épopée-là est en cours d’écriture...Seul l’avenir dira si elle trouvera un jour place dans un livre…
Vous pourrez à tout moment retrouvez ce reportage en déroulant l’onglet Voyages
En voici le texte intégral sans les images:
Deux roues, un rêve
Le Genevois Claude Marthaler a réalisé un vieux rêve. En trois ans, il a parcouru 35000 km à vélo, jusqu’à l’Himalaya.
Percer le mystère du monde et franchir mes montagnes intérieures : une quête de 35000 kilomètres . Car au pied d’un col à 5300 m, un cou de pédale de plus, c’est se rapprocher du ciel. L’Himalaya est mon père, le Gange est ma mère disent les sages hindous.
Juin 1988 : une Europe en gestation, un sous-continent indien en ébullition, et mon départ par la petite porte, sans fracas. Partir un beau jour, brûler les discours de l’utilité, dévaster les certitudes, se dépouiller de l’atrophie urbaine où l’on s’agite sans jamais trouver sa place. Se livrer corps et âme aux tourments nomades des saisons.
J’ai lâché prise , quitté parents, amis, logement, travail, attisé mes cinq sens à la recherche du sixième, le sens archaïque, enfoui. Les Indiens l’ont tout de suite compris : à leurs yeux, j’accomplissais « samsara », une épreuve dans la roue de ma vie. Le monde est un grand souk et mon départ était urgence. Et si l’univers s’agrandissait aux dimensions du rêve ?
Le vélo permet de redécouvrir d’une manière authentique les chemins de traverse. La vulnérabilité aux intempéries pousse à créer des liens avec l’inconnu. C’est largué au fond d’un désert qu’on saisit la grandeur de ses ressources, qu’on tend l’oreille à l’inaudible.
Le dépouillement alors dépasse la raison. La faim, la soif, la fatigue. Autant de poissons-pilotes à la rencontre de l’autre. A chaque fois c’est une fête que d’être reçu et de chercher le meilleur de soi-même pour l’offrir à des gens qui n’ont jamais connu l’école, ni même la ville voisine, mais qui tendent leur plat de riz à l’hôte de passage. « Guest is God », aime-t-on à dire sur la terre aux 300 millions de dieux.
J’ai fini par vivre « comme un Indien ». J’ai glissé dans les mosquées, les monastères bouddhiques, les temples sikhs, jaïns ou hindouistes. Aux côtés de Shiva, j’ai laissé mettre un « thika » au-dessus de mes yeux, me suis fait encenser, ai plongé dans des nuits d’offrande, de riz, de colliers à fleurs, d’incantations aux divinités parfumées. J’ai accompagné les « sadhus », ces êtres frêles qui, en quête de spiritualité, ont fait vœu de renoncer aux attaches terrestres. J’ai parcouru les voies de pèlerinage, suis remonté aux sources du Gange, ai plongé mon corps dans l’eau sacrément glacée.
Au Pakistan, en pleine crise du Golfe, j’ai dormi dans les stations-service embuées, enroulé dans une peau de mouton, les pieds contre le brasero. Puis j’ai filé avec deux autres cyclistes dans la nuit noire, sur la banquette arrière d’un camion, escorté par sept hommes armés. Malgré l’interdiction faite aux mollahs de parler de politique à la prière du vendredi, ce jour-là était désormais consacré à Saddham Hussein. Il était partout, en cartes postales, en posters ou peint à l’arrière des camions-citernes.
Invités chez le directeur d’une multinationale suisse au Penjab, nous avons été effarés de voir comment une chaîne de télévision américaine transformait la guerre des derricks en spectacle à grande audience. « A quand la guerre comme au golf ! » Mais les demeures iraniennes, emplies de chaleur humaine, m’ont aussi livré crûment les photos de pères et de fils morts pour une autre guerre. Personne n’en parlait sur place, de peur de perdre son emploi ou d’être emprisonné.
En arrivant en Turquie, je ne saisis plus ce pays qui, sur le chemin de l’aller, avec ses hammams, ses narghilés, son foisonnement d’artisans, m’était apparu exotique. Sauf à l’est où le mont Ararat pointe sa calotte glacière dans le vent d’hiver où les bergers traversent les grandes étendues de pierres dans une bourrasque de neige. A l’ouest, rien de nouveau : Ankara et ses hauts buildings annoncent déjà l’Europe à grands fracas d’angles droits.
Venant de l’Orient, aussi vrai que la terre est ronde, l’Europe ne trône plus au centre du monde et, face à 850 millions d’Indiens, la Suisse paraît dérisoire. En 1988, je me souviens d’un Allemand de l’Est à vélo qui touchait son « bout-du-monde » au sud de la Bulgarie. Entre-temps, le mur de Berlin est tombé.
A Athènes, je perds pied dans l’asphyxie motorisée et trépidante qui draine derrière elle des corps maigres, des joues creuses, des paumés.
Plus tard, je perds pied dans les premiers supermarchés italiens, si grands !
Le Gothard. La fraîcheur de l’air, les cris stridents des marmottes, les ultimes lacets des cols m’attirent irrésistiblement. Les cascades jaillissent des glaciers comme les yeux de la terre. Aujourd’hui, je suis un môme irradié de joie : sur le versant nord de Grand-Saint-Bernard, chantant à tue-tête, j’étreins d’un geste instinctif ce corps de granit intact : les Alpes !
© Claude Marthaler in L’Illustré, 29.01.1992.