Carnet de route Afrique-Asie #67: Peur sur la ville… de Lhassa

Publié le 14/02/2024

CARNET DE ROUTE #67 – Lhassa-Chengdu. Claude Marthaler a vécu dans l’ambiance dangereuse de la cité tibétaine, après le chos des événements tragiques du mois de mars.

La Chine voit rouge et le Tibet bouillonne dans son wok. L’onde de choc des événements tragiques du 14 mars à Lhassa, se poursuit. Le 29 du même mois à 14h45, alors que je suis en train de manger dans un restaurant chinois, je vois soudainement des centaines de passants s’enfuir sur Beijing Lu. Paniqués, le patron et les employés abaissent aussitôt le store métallique de leur restaurant et s’arment de gourdins. La terreur se greffe sur leurs visages. Je demande à sortir, mais ils veulent me protéger. »Danger! » me disent-ils dans le seul mot d’anglais de circonstance qu’ils connaissent. Devant mon insistance, ils me laissent finalement libre.

La peur

L’avenue est secouée par le martèlement désordonné de mille pas en déroute. Chinois et Tibétains courent, agités semble-t-il par leur seule peur. Je me rends à contre-courant vers le temple du Jokand, gardé aux alentours par la police, où tout semble calme. Quelques Tibétains auraient lancé des cailloux, ailleurs dans la ville. Vers 15h, deux bus bondés de policiers anti-émeutes passent à une lenteur suspecte suivis par des patrouilles de soldats qui parcourent les boulevards.

De nombreux check-posts sont installés, notamment autour du temple de Ramoche où de nombreux pèlerins sont rassemblés. Les Tibétains doivent systématiquement présenter leurs papiers d’identité à chaque check-post, créant aisni à tou bout de champ de longues files d’attente. Des points de passage sont gardés par des soldats en armes et d’autres avec des boucliers et des gourdins. Les forces de police qui remplacent depuis quelques jours l’armée, sont également plus nombreuses, Selon un militaire chinois, « Dix voitures au moins auraient été brûlées! »…

Recoins secrets

Dès la nuit tombée, la clameur de la ville retombe. J’erre, presque étranger à moi-même. Les murs noircis de Lhassa ont désormais des oreilles. Comme si les mots du livre Chemins de poussière rouge de l’auteur chinois Ma Jian, prenaient soudainement tout leur sens:  » Lorsque la foule et les bus ont disparu, tout le poids de la nuit tombe dans les rues vides. Les murs de la ville semblent usés et vaincus. Le sol est si lourd que j’ai l’impression de marcher dans ma propre tombe ».

Lhassa m’aura livré quelques-uns de ses recoins secrets, comme ce café traditionnel tibétain aménagé dans une grotte au pied du Potala. Les pèlerins qui réalisent son tour en actionnant leurs moulins à prière s’y arrêtent volontiers. Un jour, en compagnie d’un coule d’amis, nous sommes témoins d’un étrange incident digne d’un film de James Bond. Nous sommes à peine à peine servi d’une « toukpa » (soupe de nouilles à la viande de yak), que le seul Chinois présent, à peine visible à l’autre bout du café, se lève d’un pas nonchalant et nous offre un thermos de thé. Il le dépose sur notre table, puis s’empresse de quitter les lieux. C’est alors que nous remarquons une petite carte mémoire de 5mm carrés déposée à côté de nos verres.

Cette scène,irréelle, s’est déroulée si vite que je n’ai retenu aucun trait de ce singulier personnage aux vêtements sombres. L’ordinateur nous révélera son contenu explosif qu’un peu plus tard. Des photos d’écrans d’ordinateur représentent des camions de soldats chinois armés, datées des 14 et 15 mars et accompagnées d’un étrange document écrit en chinois. Seules mentions lisibles: « 1951 » et 1959″, les dates clés de l’invasion militaire au Tibet et celle du soulèvement de Lhassa. J’ignore complètement à qui on a affaire. Un ardent défenseur des droits de l’homme? Peu probable. Ou un espion? Plausible. Nous aurait-il suivis? Et pourquoi nous? Quelle est son intention? Est-ce de l’intox? Une manière de tracer le flux de son message?

Une ville meurtrie

Toutes ces questions exacerbent notre sens de l’alerte dans cette tension latente et perceptible mais cependant peu démonstrative d’une ville désormais meurtrie. D’un réel conflit qui avouer son nom et ses causes et se poursuit, sournoisement, derrière les hauts murs des prisons. Un lieu qui a fini par nous transmettre sa propre discordance.

Un ami en Suisse tente à l’heure actuelle avec l’aide d’un sinologue de décrypter le sens de ces images, le contenu du texte, le pourquoi de cet acte déconcertant. A suivre…

Tôt ou tard, la réalité

En Afrique, on dit que les rumeurs colportent toujours, tôt ou tard, la réalité. La maxime s’applique-t-elle au monde entier? Consterné, j’apprends de la bouche d’un témoin qui l’a vu de ses propres yeux: « Le 14 mars, vers 14h30, trois camions militaires sont arrivés devant le Jokand et ont interrompus des manifestants pacifistes qui effectuaient leur troisième kora (tour) du temple. Le soldats armés descendirent du premier véhicule et tirèrent sur la foule. Bilan de l’opération: 15 morts. »

Le pédaleur de rickshaw tibétain que j’avais interviewé sur son métier, il y a plusieurs mois, a été écroué pour dix ans, dénoncé pour avoir participé à ce rassemblement, laissant derrière lui une famille sans revenus. (ndla: lire Les rickshaws drivers du Toit du Monde, interviews de Pemba Tzeten et de Ma Zhong (Hui, Chinois de souche et musulman de religion), publié dans La Liberté puis repris in extenso pp. 107-115 de L’insoutenable légèreté de la bicyclette). Comme tant d’autres, Tsering est indigné par son gouvernement qui impute l’origine des troubles au dalaï-lama.

Claude Marthaler, Kunnming, Yunnan, Chine, le 25 avril 2008, km 29650

« Une situation tragique, sans foi ni loi »

Ce n’est désormais plus un secret: les trois premiers prisonniers des émeutes furent battus à mort. La TV régionale du Tibet diffusait récemment les images de Tibétains arrêtés. « Souvent d’une façon arbitraire » tient à spécifier Tsering. Sous contrainte (un soldat poussant tour à tour chaque accusé), ils signaient une déposition devant le juge, avouant ainsi leur « évidente et regrettable » implication dans les événements…

La chaîne nationale détenant le monopole télévisuel ressasse des documents d’archives inédits du jeune dalaï-lama en présence de Mao à Pékin, avec un commentaire politiquement correct. Elle prétend par ailleurs que la population tibétaine d’alors s’élevait à 1,14 million d’habitants, ce qui contredit et nie l’existence du génocide de 1,2 million de Tibétains. Des images de moines jetant des pierres soulèvent bien des questions non élucidées: certains observateurs admettent leur violent désarroi, d’autres accusent des soldats chinois de s’être déguisés. Tsering: »Nous vivons une situation tragique sans fois ni loi. Les arrestations sont souvent arbitraires; dans le quartier de Karma-Kunsang par exemple, l’armée a précédé à des raffles de jeunes gens aux cheveux longs. »

Les autorités annoncent alors un chiffre de 1500 arrestations, mais les propos de Tséring coulent comme une rivière de sang: « C’est terrible, les Tibétains blessés, quelle que soit l’origine de leur maux, ne se rendent plus à l’hôpital pour être soignés. Il craignent en effet d’être dénoncés comme agitateurs et d’être arrêtés sur-le-champ. Pour les « protéger », un médecin refuse même de les soigner… et leur intime de rentrer chez eux… Les Chinois, eux, bénéficient tout de suite d’un traitement adéquat. »

Troublé, il poursuit: « Pour défendre son père, un fils s’est déclaré coupable à sa place. Embarqué dans une voiture, il a fait sauter une charge explosive attachée autour de sa taille, tuant également les quatre policiers et deux militaires à bord. » Comme par enchantement, lorsque du 26 au 28 mars, les autorités chinoises organisent un voyage de presse à Lhassa destiné à montrer « la vérité » aux journalistes étrangers, suivi d’une visite de diplomates occidentaux, les forces armées ont disparu des rues de Lhassa… pour aussitôt réapparaître dès que les délégations eurent tourné les talons. Une opération de communication perturbée le 27 mars par quelques dizaines de moines qui ont alors scandé des slogans favorables au dalaï-lama et traité le représentant chinois de « menteur » devant le temple du Jokand. Par la suite, la délégation de diplomates a obtenu l’assurance du Gouvernement chinois « que les moines alors présents ne subiraient pas de représailles… » CM in La Liberté, 16 mai 2008