Carnet de route Afrique-Asie #28: Ces moines de Debre Damo qui jeûnent et boivent… 10 litres de bière par jour
Publié le 25/04/2023
Retrouvez ci-dessous chaque semaine à partir du 8 octobre 2022, dans un ordre chronologique, l’un des 80 articles de mon Carnet de route Afrique-Asie que j’ai publié dans le quotidien suisse La Liberté (du quart de page à la pleine page, moins les photos, titre et sous-titre de la rédaction) entre le 13 octobre 2005 et le 12 septembre 2008. Vous pourrez ainsi peu à peu à tout moment les retrouver dans la rubrique VOYAGES
CARNET DE ROUTE (28) – Gonder-Bahar Dahr (Ethiopie). C’est une bière paraît-il à peine fermentée. L’Ethiopie vit hors du temps. La volonté inflexible des paysans.
Geremeskel, 26 ans, habite l’un des villages au pied du monastère de Debre Damo. Plusieurs membres de sa famille y sont moines et il se propose de m’y accompagner. On accède à ce rocher de cinq cents mètres carrés par un mur vertical de d’une dizaine de mètres de hauteur. Depuis 1536, date de sa fondation, tout passe par cet unique passage: pelle, bois, nourriture, hommes. Seules la foi et la persécution peuvent inciter l’homme à de telles prouesses.
AVEC LES MOINES Geremeskel m’accroche à une corde en peau de vache jetée d’un haut par un moine dont seule la tête apparaît. La roche par endroits alvéolée permet de poser ses pieds avec sûreté. Les locaux gravissent aisément ce mur: pieds nus et sans assurage. Mêmes si près du ciel, il faut encore se courber pour passer la première porte de ce monastère construit de pierre et de troncs d’oliviers vermoulus. De son clocher, on domine cette communauté de 150 moines qui possèdent chacun sa propre maison et son réservoir d’eau de pluie profond de dix mètres taillé dans la roche.
Deux cents novices vivaient également sur ce rocher. Pourtant, dans l’air mousseux, je n’en croise que quelques-uns qui vont, solitaires, silencieux d’un pas imperceptible.
13MOIS Nous marchons sur ce récif aux falaises saillantes. En chemin Geremeskel attrape des figues de Barbarie à l’aide d’un bâton au bout duquel est planté un clou. Puis il les roule dans l’herbe avec ses sandales fabriquées en pneu de camions. « Là-bas, à moins de 10 kilomètres, c’est l’Erythrée. Durant la guerre, on entendait souvent les tirs. A Asmara, les jeunes entre 15 et 20 ans sont enrôlés de force dans l’armée. lls ont fermé toutes les universités et renvoyé les observateurs européens et américains. »
La vue plongeante donne place à un moutonnement de collines, délimitées par des vallées profondes aux rivières gorgées d’eau. L’orage menace dans le « pays aux 13 mois de soleil. » (ndla: publicité de tourisme éthiopien. Si l’année éthiopienne est bien divisée en 13 mois, il n’y règne pas les soleil en permanence).
BIERE ET JEUNE Nous entrons dans la maison du gardien du monastère. Geremeskel incline son épaule droite contre celle d’un moine, puis révérencieux, appose son front contre un croix et l’embrasse par deux fois. Aux murs, des cornes de vaches servent de porte-manteau. Quelques moines boivent de la bière de millet. Devant mon étonnement, on m’assure aussitôt: « A peine fermentée! »… « Combien en buvez-vous par jour? » « Dix litres! » me fait le gardien… soit autant que je buvais d’eau au Soudan! Aucun d’eux ne s’inquiète de prononcer « Switzerland » sans « t » qui se transforme bien vite de bouche à oreille en « Sweden » ou « Swaziland »… La vive curiosité que déclenche l’altérité remplace si bien l’abstraction d’une mappemonde!
Ils me préparent du thé sur un réchaud à alcool et m’offrent une « injera » couverte de « berbere » (un mélange d’épices éthiopien), signe de frugalité. Le moine accepte quelques biscuits, après avoir vérifié l’étiquette du paquet « bon pour le jeûne », car il ne mange pas de produits d’origine animale. Le plus âgé, barbichette grise et chapeau safran, me scrute depuis mon arrivée. Il me soupèse d’un oeil averti. Son regard énigmatique et puissant parle sans que jamais ses pensées n’effleurent ses lèvres. Son aura inonde la pièce de respect et de quiétude. A 70 ans, il es « dicken », docteur en religion orthodoxe.
SAINT GEORGES L’Ethiopie vit hors du temps ou prend son temps. Les Ethiopiens commencent leur année le 11 septembre et la divisent en douze mois de 30 jours et un de 5 à 6 jours. Résultat d’une dispute sur la date de naissance exacte de Jésus-Christ, ils ont adopté le calendrier julien qui doit son nom à Jules César. Ainsi leur vie est décalée de six heures quotidiennes: les moines par exemple se relayent à la prière de 6 heures du soir (minuit) à une heure de l’après-midi (7 heures du matin).
L’un d’eux lit à haute voix en « Ge’ez » (ndla: Le Ge’ez, utilisé par le clergé éthiopien est une sorte de latin, ancêtre de l’amharique, la langue officielle), une Bible massive, enluminée et manuscrite. Ton feutré, atmosphère de réclusion volontaire, survivance d’une époque lointaine, dont je saisis la profondeur à défaut d’en comprendre le sens. Chacun tourne conscienceusement son chapelet sous les portraits géants de Jésus, Marie et Saint Georges, le saint patron des saints de l’Ethiopie, le protecteur des voyageurs et… le nom d’une bière nationale!
LES SOURCES DU NIL Les senteurs d’eucalyptus et de cactus au passage astreignant de cols à plus de 2900 m me rappellent que je roule près de l’équateur. Sur ces pistes construites pendant la courte occupation italienne (1933-45) (ndla: Les Chinois ont aujourd’hui pris le relais en y asphaltant les routes), je reconnais leur génie de la maçonnerie auquel on doit aussi le réseau des routes nationales suisses. Certains Ethiopiens me disent même qu’ils en viennent à admettre, quoi qu’on en dise, l’un des aspects de la colonisation.
Les explorateurs européens tels l’Ecossais James Bruce en 1790 avait compris l’enjeu stratégique constitué par les sources du Nil et le prestige qu’ils en retireraient à les « découvrir ». Ce ays nimbé de mystère a longtemps vécu enclavé dans ses montagnes.
L’EMPEREUR Un jour, le 2 novembre 1930, Ras Tafari, s’autoproclama Halié Sélassié, empereur d’Ethiopie. En fin diplomate, il comprit que seule une ouverture au monde permettrait à son pays d’évoluer. En 1923, sous son impulsion, l’Ethiopie abolit l’esclavage et fit son entrée à l’ONU… bien avant la Suisse (2002)!
Les étudiants me rappellent sans cesse qu’en 1958 déjà, Addis-Abeba devient le siège de l’ECA (La commission économique des Nations Unies pour l’Afrique) puis en 1962, celui de l’OUA (L’Organisation de l’Unité Africaine). Em 1941, ils obtinrent la première victoire militaire d’un pays africain contre les colons, ce qui inspira par la suite beaucoup d’autres pays pauvres à se libérer.
FRAGILITE Le paysage, délavé sous les trombes d’eau, me confronte pourtant à une autre réalité, moins clinquante et plus complexe. Une cascade de cultures en terrasses dégringole sur les flancs verdis de la montagne. D’innombrables buffles tractent les araires et zigzaguent confinés dans un étroit lopin de terre inondée, semblable à un mythe de Sisyphe horizontal. La silhouette des paysans recouverts d’un sac en plastique, démontre à la fois leur inflexible volonté de s’accrocher à la vie et leur fragilité face à leur destin. Leurs gestes remontent du fond des âges et leurs fils perpétueront sans doute encore longtemps: 85% de la population vit de l’agriculture et selon l’ONU, l’Ethiopie fait partie des dix pays les plus pauvres de la planète.
Avec une population croissante qui dépasse d’ores et déjà 75 millions d’habitants, le proverbe éthiopien: « Quand il y a de l’amour, un pain suffit pour sept personnes », semble hélas peu applicable….
Claude Marthaler, Addis-Abeba, le 3 août 2006, km 12’040 in La Liberté, 25.08 2006