Carnet de route Afrique-Asie #13: Le volant, c’est Alllah qui s’en occupe!

Publié le 01/01/2023

CARNET DE ROUTE (13) – En Egypte, la conduite automobile a des règles bien particulières. Comme les chaussures, avec des chambres à air en guise de bottes.

En flânant dans un quartier populaire d’Alexandrie, on se déleste volontiers de la tension de la route par le rire en bouche des Egyptiens qui nous invitent ici ou là à boire un « tchai », disputant une partie de backgammon ou tétant leurs narghilés avec insouciance, malgré le taux d’oxyde de carbone dix fois plus élevé que dans une cigarette, mais ce n’est rien par rapport à la pollution automobile.

Je jette un regard amusé aux nombreuses « boîtes aux lettres » (nom donné aux femmes dont le seule ouverture sur le monde est une fente pour les yeux/réd), aimantées par les vitrines de lingerie féminine. Les jeunes couples bordent « la corniche » à distance régulière, osant un flirt timide.

POUR PRIER La vie grouille et déborde de partout y compris dans les vitrines où les nombreux mannequins vêtus de pyjamas s’entassent jusqu’au plafond. Dans les rues, les cafés établis où les vendeurs ambulants envahissent la chaussée et s’envolent à la moindre apparition de la police pour éviter une amende de 200 livres égyptiennes. Chaque vendredi, faute de place, les fidèles déroulent des nattes et prennent possession des ruelles pour pries.

De l’urbanisme congestionné d’Alexandrie, nous filons, vent arrière, à travers une vaste palmeraie: palmiers, dattiers, manguiers, amandiers et arachides. Des vendeurs de poissons installés sommairement au milieu de l’autoroute, tendent leurs fraîches proies dans chaque main.

DELTA DU NIL Nous approchons du delta du Nil qui termine sa longue traversée de dix pays africains, ayant parcouru quelques 6800 km . Chaque pouce de terrain est canalisé, cultivé ou habité. Ce fantastique réseau capillaire est innervé par 120’000 km de canaux… soit la distance que j’avais parcouru en sept ans à vélo autour de la planète! Il donne naissance à un damier de rizières et de champs de canne à sucre, irrigués par une multitude de pompes à moteur au bruit pétaradant.

La conduite égyptienne commande de regarder devant soi avec ses yeux et derrière avec ses oreilles. Pourvu que le cassetophone et le klaxon crépitent. Question volant, c’est Allah qui s’en occupe. »Never Dai! » comme le proclame l’un d’eux si peu soucieux de sa conduite effrénée et de l’orthographe…

LA POUBELLE L’eau stagnante des canaux est aussi noire que l’huile ou trempent les « falafels » que nous mangeons chaque jour. Un homme a chaussé deux chambres à air de camions en guise de bottes et s’enfile entre les jacinthes. Les deux bords du canal fument des déchets ménagers qui peinent à brûler et dégagent une odeur nauséabonde. Des grappes de femmes y font leur lessive et leur vaisselle, car l’installation d’eau courante à domicile coûte environ 1000 livres égyptiennes (l’équivalent de 5 mois de salaire).

Martins-pêcheurs, huppes-fasciées, pluviers survolent ou plongent dans le Nil. Ce fleuve qui charrie tant d’engrais et de métaux lourds qu’on le surnomme « la plus grand poubelle liquide du monde »…

COMME L’INDE Une famille passe. un homme monte son âne et tien sur ses jambes un volumineux tuyau. Sa femme tient en crabe son dernier-né sur l’épaule. Un wagonnet couplé à une pompe à eau suit à la file, tracté par la bête de somme. Sur le bord de la route retentissent les coups énergiques portés aux vieille carlingues. On tape, on polit, on peint sans relâche. Les vieilles Bedford sortent comme neuves des ateliers de plein air. Sous leurs carcasses émergent des visages de gosses couverts de graisse.

Le delta du Nil ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Inde. la multitude, la promiscuité, la route boueuse, les hautes cheminées de briqueteries artisanales alimentées de charbon de bois, le hululement du train à diesel et les barrières de chemin de fer abaissées manuellement. La route étroite semble ne traverser qu’un seul et unique village de briques rouges, ramassé sur lui-même pour faire place aux cultures. L’Egypte ne serait qu’un désert de plus sans la présence du Nil, tout comme il manquerait le Gange à l’Inde.

ROSETTA A l’entrée de Rosetta, l’un des deux bouches du Nil, un flic juché sur sa moto « Jawa » nous intime de le suivre et nous conduit au poste. Le commissaire sort et griffonne quelques nottes sur un morceau de papier puis éclate de rire en nous demandant les numéros d’immatriculation de nos vélos sans toutefois vérifier nos identités. Par un signe de la main, je le suis à l’intérieur. Là, un flic sort un à un des pistolets du coffre-fort et distribue des poignées de cartouches à ses collègues, comme on le ferait avec des bonbons. Je mets les deux bras en l’air… Ils deviennent enfin sérieux.

Ces rambos de pacotille, plein de bonhomie à notre égard, glissent malaisément leurs armes à leur taille entravée par une bedaines manifeste. Ils pavanent sur le chemin de l’hôtel, puisant quelque distraction et honneur au passage, dans cette ville égarée, , parcourue par d’antiques Ford et Chevrolet des années 60. Le soleil qui éclate sur leurs chromes, leurs ailerons et carlingues aux formes pleines, distille une note nostalgique. Des maisons ottomanes à encorbellements et moucharabiehs suggèrent encore l’importance stratégique de cette ville assoupie, située à l’une des bouches du Nil et aujourd’hui détrônée par Alexandrie.

Ces anges gardiens qui apparaissent par miracle

PIERRE DE ROSETTE Rosetta est avant tout la ville où des soldats de Bonaparte découvrirent la fameuse pierre de Rosette en 1799. Mais il fallut l’intuition et le travail acharné du chartreux Jean-François Champollion en 1822 pour que les hiéroglyphes en deviennent intelligibles. Ce fut une découverte majeure pour l’égyptologie. L’origine de cette pierre dont on nous parle tant sur les bancs d’école constitue de nos jours l’une des pièces maîtresses du British Museum de Londres. Mais personne à Rosetta ne semble s’arrêter devant la copie de cette « pierre angulaire » cernée de deux canons, qui gît sur la place principale.

Demander la direction à suivre crée inévitablement un embouteillage. Aussitôt, piétons, conducteurs de scooters, de triporteurs, de taxis collectifs s’arrêtent. Par courtoisie ou masquant leur ignorance, ils nous indiquent des directions parfois opposées!

ETRANGE A Damiette, l’autre bouche du Nil, un cycliste providentiel se pointe et nous sert de poisson pilote. C’est drôle comme un voyage est parfois semé de ces étranges anges gardiens qui apparaissent comme par miracle à l’instant opportun. Mohamed nous fais monter avec les vélos sur un bateau navette, paye la course et s’enquiert de nous faire débarquer à grand-peine sur l’autre rive du Nil, mais les hôtels y sont tous pleins.

Mohamed ne se sent pas vaincu pour autant, nous ramène « à terre », bataillant ferme comme mamelouk contre la foule qui envahit l’embarcation. Non content de sa prestation, il nous guide vers un gîte plus cher, nous aide à monter nos sacoches, nous souhaite la bienvenue dans sa ville, paie la note à notre insu, puis disparaît dans la nuit.

CYCLISTE VIRTUOSE Le Kahmsin, vent du Sahara, bouche l’horizon et nous talque comme les arbres alentour. Le Caire de sable et de poussière déteste le silence et a horreur du vide. Le Caire suffoque et nous prend à la gorge. Dans le Nil de voitures qui inonde ses avenues, entasse ses voitures pare-chocs contre pare-chocs, un plateau de cent galettes de pains zigzague au-dessus de la mêlée. Un cycliste virtuose, comme des centaines d’autres, achemine une fourrée de pain aux quatre coins de cette ville tentaculaire. Sa silhouette légère, presque indicible, flotte et dégage le bruit le plus appréciable du Caire: le silence. (ndla: en 2013, je retournerai avec Raphaël Jochaud pour réaliser « Bike for bread« , un documentaire de 26′ sur les livreurs de pain à vélo).

La mégalopole entasse ses 18 missions d’habitants, rejetant les plus pauvres d’entre eux qui ont élu domicile dans la cité des morts, le cimetière des riches. A midi, le Caire s’immobilise et nous devons démonter nos sacoches, puis porter à bout de bras nos bicyclettes pour surmonter les voitures qui bloquent le passage.

TRAFICS Le Caire surchauffe et les « gareurs » de véhicules tournent à plein régime. Le Caire souffre de tous les trafics, légaux ou illicites et n’a jamais connu aucune priorité. Le Caire, chaotique t cacophonique, victime de lui-même. A l’image du Sphynx qui pose des énigmes et tue ceux qui ne peuvent y répondre, « la mère du monde » s’érode de l’intérieur…

Claude Marthaler, Suez, 19 mars 2006, km 6704