Carnet de route Afrique-Asie #74: Plages et chair fraîche à vendre

Publié le 09/04/2024

CARNET DE ROUTE #74 – C’est la Thaïlande d’aujourd’hui, celle du tourisme industriel et des excès. Le riz ou le pétrole: quelle est l’énergie la plus importante?

PHOM PENH

Emeutes à Lhassa, cyclone Nargis à Myanmar, tremblement de terre au Sichuan: ces derniers temps, ma route fut singulièrement jalonnée de troubles. En m’envolant de Yangoon, je quitte un pays traditionnel, bouddhique, prude et ligaturé. Une junte militaire génocidaire à laquelle pourtant personne n’ose accoler cet adjectif. Je m’éloigne aussi d’une certaine Asie du passé qui disparaît, jour après jour dans tous les pays limitrophes, rongés par le modernisme.

Un monde d’excès

Lorsque l’homme blanc débarque dans le delta, ce sera la fin de la dictature », a prédit l’astrologue de Then Schwe, le senior général du Myanmar. Je me demande si en prononçant ces paroles, il songea également à l’irrémédiable altération d’une culture? J’atterrissais ainsi, sans transition, en Thaïlande, une terre si proche et si lointaine à la fois. Une autre planète, une Asie bétonnée et sans retenue. Celle du tourisme industriel: une autre forme de catastrophe à laquelle, misérablement, je contribue.

Mon premier voyage au long cours fut initiatique, tel un fait d’arme héroïque. Jeunesse passant, le périple me ramène au plus près de mon rivage. Et, m’efforçant de décrire ma vision du monde, je recueille les paroles d’ailleurs où le quotidien est si intimement lié au politique.

Dans la moiteur tropicale, Chiang Mai ruisselle de lumières, brillante comme un diamant. Ses rues sont le miroir distordu de l’arrivisme. Un monde composé d’outrages, d’artifices et d’excès, une greffe humaine hors-sol coupée de la nature. Sur ses trottoirs, je croise de nombreux Occidentaux de mon âge (Claude Marthaler a fêté ses 48 ans le 28 juillet/réd), souvent bedonnants, au bras de superbes minettes thaïes tout juste sorties de leur puberté: un contrat tacite entre l’argent du riche et le sexe du pauvre.

Un flot chatoyant de 4×4 neufs passe au-devant des « 7-Eleven », ces petits magasins, mines d’or importées des Etats-Unis, où l’on trouve de tout, 24 heures sur 24. Et combien de bars où des jeunes filles assises sur des sièges surrélevés, le short coupé au raz des fesses, me déshabillent de leurs regards faussement langoureux et m’interpellent d’un insistant « Boyfriend! »

Plages et chair fraîche

Comme si l’ex-royaume de Siam, aussi pragmatique que la Chine, s’était assujetti aux rudes lois du commerce en devenant a Thaïlande d’aujourd’hui, n’ayant désormais plus que ses plages et sa chair fraîche à vendre… Traversé en quelques jours, ce pays ne me laissera que quelques flashs aux contours mal définis. A sa sortie, un Thaï me demande: « Où vas-tu? » Au Laos. Pour faire du shopping?

C’est fou comme un simple vol en avion viole la réalité et oblitère de la mémoire un cyclone dévastateur à la manière d’un lecteur qui feuillette distraitement les pages d’un journal. Les images s’entrechoquent. Désormais, j’ai rejoint les sentiers battus de l’Asie du Sud-Est parcourue par les routards d’aujourd’hui, tenant à la main un guide de voyage identique. Un parcours fléché peu enivrant.

Paisible réussite

Un vent puissant ébranle la terre et secoue les feuilles des bananiers comme des oreilles d’éléphants. Les champs de maïs ploient et se couchent par vagues successives. Je plonge dans une forêt dense semblable aux poumons de la planète. Des éclairs zèbrent le ciel. L’orage de la mousson s’abat et fertilise la terre d’un polyphonie sereine et magistrale. L’eau suinte des toits de tôle pianote sur le damier des rizières. Derrière les rideaux de pluie, une impression de paisible réussite émane des épiceries de campagne qui abritent de grosses cylindrées sur un sol de catelles où l’on se déchausse.

Je relève une phrase dans le « Bangkok Times »: « Le riz est l’énergie qui nourrit les êtres humains et le pétrole celle qui nourrit les véhicules. Laquelle est la plus importante? S’il n’y a pas de pétrole, nous pouvons rouler à vélo, mais les gens ne peuvent pas survivre sans aliments. » (dixit Dhanin Cheavaranon, PDG du groupe alimentaire Chroen Lakpahana). De fait, face à la flambée du baril de brut et du kilo de riz, l’Europe d’affaire à la création d’une voiture à hydrogène tandis que la Thaïlande retourne sans complexe à l’usage ancestral de ses buffles d’eau.

Energie vitale

Trempé, je roule d’un coup de pédale jubilatoire, jusqu’aux berges du Mékong. L’averse me transmet son énergie vitale. Je me sens purifié de tous les péchés, baigné comme un nouveau-né dans le chaud liquide amniotique. Je pistonne dans un alignement parfiat des mes jambes, du cadre et de la chaîne de mon vélo, sans effort apparent. Comme l’exprime Didier Tronchet (Petit traité de vélosophie: le monde vu de ma selle », Omnibus (2000), puis Plon): « Moyen de locomotion physique, certes, la bicyclette est surtout un moyen de locomotion de la conscience. Le principe vélosophique de base étant: tout corps placé sur un vélo voit son regard sur le monde déplacé.

Claude Marthaler, Phom Penh, Cambodge, 21 juillet 2008, km 33’902

La douceur des habitants du paisible Laos

Le Mékong qui prend sa source au Tibet de l’Est parcourt plus de 4300 kilomètres. De Chine, il forme la colonne vertébrale du Laos, glisse le long de la Thaïlande, traverse le Cambodge pour atteindre la mer au Vietnam. Son cours nourrit un bassin de population de quelques 70 millions d’habitants.

Longtemps, les Français ont cru ce fleuve navigable, mais au sud du Laos, le cours d’eau s’étend sur près de 14 kilomètres de largeur. Il s’étiole en nombreux rapides entre plus de 4000 îles empêchant toute navigation.

Sur l’autre rive, les chiens languissent en plein milieu de la chaussée sans jamais aboyer. Poules et cochons traversent sans inquiétude. Aucun trafic à l’exception des motos « familiales ». Zigzaguant entre les maisons de bois sur pilotis, des gamins tout nus s’aspergent d’eau. Ils ne manquent jamais de me crier « Sabadii! » (bonjour!) avec toute la joie que peut contenir un petit bout d’homme courant à pleines enjambées.

Mes journées consistent désormais à répondre « Sabadii! » des centaines de fois, à droite, à gauche, à de joyeuses têtes sortant des marigots terreux. Les traversées de villages ressemblent à un seul et unique « Sa-badii! » qui suffirait à chasser sans répit les plus sombres pensées.

Je me trouve au Laos et déjà millionnaire pour avoir changé seulement l’équivalent de 120 francs suisses! Un pays aux habitants aussi doux que leurs délicieux ananas. Si paisible que les Français de l’Hexagone surnommèrent déjà leurs colons menant une vie dissipée, de « mangeurs de lotus ». Je me demande d’ailleurs ce qu’ils ont laissé du durable derrière eux, à l’exception du bureau de poste, de la baguette de pain et de la pétanque-!

Chaque matin, des tricycles astucieusement aménagés s’alignent au centre des villes (lire à ce propos Les cyclos de Phnom Penh (pp. 132-135) in Claude Marthaler, L’insoutenable légèreté de la bicyclette, Olizane, 2012). En un tour de main, les femmes des petites échoppes ambulantes entaillent des baguettes et les fourrant de mayonnaise, de pâté local (!), de viande et de salade – un repas unique à toute heure et rudement bon! Aujourd’hui, plus de trois siècles et demi après (1765) que John Montagu, quatrième comte de Sandwich, inventa la fameuse recette qui porte désormais son nom, les Laos sont devenus les rois du sandwich.

CM

in La Liberté, 6 août 2008