Carnet de route #63: Lhassa se distingue encore des autres villes chinoises mais jusqu’à quand?
Publié le 23/01/2024
CARNET DE ROUTE #63: Bloqué par une pneumonie à Lhassa, Claude Marthaler revisite une ville toujours plus chinoise mais qui retrouve un peu d’elle-même en hiver.
L’hiver persiste et signe: je resterai une semaine à Ali, me réveillant avec la ferme intention de le traverser comme une épreuve de force, mais le soir venu, mes bonnes résolutions sont balayées par un simple coup de vent. Je retrouve cette même « valse-hésitation » qui m’avait fait vaciller à la veille de traverser en 2000, la République démocratique du Congo en pleine guerre civile: la tête d’un côté, le coeur de l’autre.
Dérailleur brisé
La « route du nord », cette piste de quelques mille kilomètres avec deux très hauts cols m’attend. Et un jour, je décide de partir. Mais à peine vingt kilomètres plus loin, un chiffon mal arrimé derrière ma selle se détache et tombe sur ma chaîne, bloquant ainsi le dérailleur arrière qui se brise comme du verre. Je regarde avec tristesse mon yak gisant sur son flanc et comprends immédiatement qu’il a décidé à ma place, me privant d’une traversée hivernale mais me prévenant certainement de gelures. Des sentiments contradictoires de révolte et de soulagement me pénètrent alors. Mais au pays du karma… il ne me reste plus qu’à le prendre du bon côté.
J’avais vécu semblable issue peu après Niamey (Niger) en mai 2000 au plus chaud de l’année et avait « africanisé » mon yak aussitôt: en raccourcissant sa chaîne. Je pédalais alors un « monovitesse » pour 500 kilomètres, jusqu’à Ouagadougou. Mais le Tibet de l’Ouest n’est pas précisément le Sahel… plat comme une galette!
Je m’engouffre alors à contrecoeur dans un bus-couchettes comme dans un sarcophage, plié en chien de fusil dans des couvertures jamais lavées. Encapsulé dans une couchette à l’échelle chinoise, bien trop petite pour mon corps de « géant », je découvre la coupole du ciel à l’horizontale. Au terme de 59 heures de cahotements, je parviens enfin à Lhassa, en pleine nuit, lessivé mais soulagé. Une Lhassa que je retrouve avec bonheur pour la cinquième fois avec l’intention cette fois-ci d’y établir mon camp de base pour l’hiver. Mais après un mois dans la capitale à toussoter, une radiographie m’informe que je souffre bel et bien d’une pneumonie, un mal insidieux qui fauche d’ailleurs aussi la santé, pourtant légendaire, de deux autres amis cyclonautes. L’hiver, Lhassa retrouve un peu d’elle-même. A l’approche du Lhosar, le Nouvel-An tibétain, les nomades couverts de peaux de chèvres, convergent vers la cité des Dieux. Pèlerins, vagabonds, vrais et faux mendiants tournent autour du Jokhand, le temple le plus sacré du Tibet, centre de la géographie religieuse de Lhassa depuis le VII siècle.
Et dans cinq ans?
Un village entier y parvient après un an de prostrations depuis l’Amdo, via le Mont-Kailash. Chacun d’entre eux abaisse sa tête pour recevoir une khata (un foulard sacré en guise de bienvenue) autour du cou. Souriants, ils ouvrent un à un leurs mains en conque en recevant humblement la pomme que le moine dépose entre leurs paumes. Une scène tout à fait immuable et déjà anachronique dans la Lhassa d’aujourd’hui une ville toujours plus « chinoise » de 480’000 âmes.
Un businessman de Shanghai, venu ici se relaxer quelques jours, ne s’y trompe pas: « Je viens à Lhassa, parce que l’atmosphère de la ville se distingue encore des autres villes chinoises. Mais dans cinq ans, elle sera pareille et je n’y reviendrai plus. »
Le boom économique chinois atteint de plein fouet le haut-plateau mais produit aussi de nombreux laissés-pour-compte sur ses trottoirs. Un nombre croissant de Tibétains tendent a main au-devant d’immenses supermarchés clinquants ou des boutiques où se pavanent les jeunes Chinoises à la mode. Une attitude devenue parfois une profession lucrative aussi bien pour les marchands de légumes, des pèlerins que pour des moines.
A ce propos, au début janvier, la police de Pékin a lancé une campagne pour débarrasser les rues de la capitale chinoise des mendiants avant les Jeux olympiques en août prochain. « Ils n’auraient nulle part où se cacher »rappellent les médias officiels. La campagne est destinée « à éradiquer les activités illégales qui ternissent l’image de la ville et affectent l’ordre social et à mettre en place un environnement harmonieux et civilisé pour Jeux olympiques », a déclaré un haut responsable de la police Yu Hongyuan, cité par l’agence Chine Nouvelle… Un seul mot d’ordre qui remonte, en Chine, à la nuit des temps: sauver la face.
« La ville interdite » jamais aussi accessible
Peu de villes détiennent un pouvoir aussi évocateur que Lhassa. Pourtant, avant 1642, elle n’était qu’une simple bourgade, renommée pour son sanctuaire du Jokhand. Avec la construction du Potala dans la deuxième partie du XVIIe siècle, elle devint le siège du gouvernment tibétain et son palais la résidence des dalaï-lamas. Vers 1810, le Gouvernement tibétain ferma la porte du pays aux étrangers, encouragé en cela par les Chinois qui trouvèrent un moyen de préserver leur « chasse gardée » de toute influence étrangère. Lhassa devint un fruits défendu et acquit dès lors une dimension mythique en Occident.
Trois voyageurs l’atteignirent au XIXe siècle: le Britannique Thomas Manningen (1811) et les prêtres lazaristes Gabet et Huc en 1846. Le 2 août 1904, l’armée britannique força l’entrée de la ville pour obliger les Tibétains à accepter un traité commercial avec la Grande-Bretagne. Vingt ans plus tard, déguisée en mendiante, Alexandra David-Néel, (ndla: « Le voyage d’une Parisienne à Lhassa », réédition Pocket, 2004), fut la première femme à enfreindre l’interdit. Durant la Deuxième Guerre mondiale, s’échappant d’un camp de détention anglais en Inde, Peter Aufschneiter et Heinrich Harrer (ndla: « Sept ans au Tibet », Arthaud, 1998. Je ne me doutais guère que j’allais le rencontrer en chair et en os chez lui en Autriche, en 2004, soit deux ans avant sa mort! ) arrivèrent à Lhassa puis y séjournèrent sept ans.
Période de conquête, d’exploration, d’idéalisation certes révolue, mais qui frappe aujourd’hui encore notre inconscient: « … Quel est donc le charme redoutable de ce pays étrange où toujours sont retournés ceux qui l’avaient une fois entrevu? (…). Ce pays est le Tibet, pays de pasteurs et de moines, interdit aux étrangers, isolé du monde et si voisin du ciel, que l’occupation naturelle de ses habitants est la prière (…) écrivit déjà le tibétologue Jacques Bacot en 1910 (ndla: « Le Tibet révolté », Paris, Peuples du Monde, 1988, p.1).
En 2008, la « ville interdite » d’autrefois, n’a jamais été aussi accessible. Un réseau de routes asphaltées, de plus en plus dense, arrime efficacement le Tibet à la Chine. La voie de chemin de fer « la plus haute du monde » relie désormais Pékin à Lhassa en 48 heures. On évoque même en haut lieu l’extension future de la ligne vers l’Inde. L’aéroport, qui ne désemplit pas, accueillera peut-être un jour des gros-porteurs directement depuis l’Europe. Une Lhassa planifiée à grandir jusqu’à trois millions d’habitants.(ndla 2023: une impossibilité physique!).
Lhassa explose, entre mégalomanie et pragmatisme. « Mais Lhassa, paradoxalement, demeure peut-être plus secrète que jamais et les visiteurs occidentaux peuvent passer de longues journées dans la ville sans voir les tensions permanentes entres les Chinois et les Tibétains et les dures réalités d’une politique colonialiste. Le Potala est sauvegardé, mais les vieux quartiers sont détruits au nom de l’assainissement, de l’hygiène et du confort. Mots nobles qui recouvrent des buts plus pragmatiques: destruction du tissu socio-urbain traditionnel tibétain, prévention des émeutes, facilité de surveillance des populations.(…) (ndla: F. Pommaret, « Lhassa, lieu du divin », la capitale des dalaï-lamas, Olizane, 1997).
Au delà de ce miroir aux alouettes et noyés dans l’immigration massive chinoise, quelques poignées y ont désormais établi leurs quartiers d’hivers et pour certains, élu domicile. Comme au début du siècle, mais pour d’autres raisons, ils n’ont sont jamais repartis. Parmi eux, j’ai rencontré Janne Corax, l’inlassable arpenteur des Chang-Tang. (On fera sa connaissance dans le prochain carnet de route/réd) CM