Le Tibet à vélo, fragments et souvenirs

Publié le 19/07/2023

J’ai eu la chance de contribuer à la Revue (annuelle) Sur les chemins d’Alexandra David-Néel (mai 2023, à commander à l’Association Alexandra David-Néel) avec mon texte (en pages 152-162) à lire en intégralité ci-dessous:

Le Tibet à vélo, fragments et souvenirs 1

Les voyageurs à vélo trouveront également en pp. 134 à 151 de la revue le texte intitulé Dans la roue des cyclo-voyageuses et cyclo-voyageurs: ralentir pour aller plus vite? de Priscilla Parard, auteure de Réanchantons le vélo. Pour une mobilité libre et joyeuse (Terre Vivante, 2021).

Le Tibet à vélo, fragments et souvenirs 2

Le Tibet à vélo, fragments et souvenirs

Le Tibet est une Haute Terre, aussi vaste que profonde. Démesurée. Son étendue m’a enivré, me plongeant hors du temps, me reliant à un âge géologique d’avant la vie. Ses vents fous, invisibles et invincibles, m’ont rabotés et me permirent parfois de deviner au loin des gazelles, des kiang (ânes sauvages) ou des chiru (antilopes) déguerpir et se fondre au paysage. Des bêtes qui s’épuisaient à parcourir une distance incommensurable à trouver un lieu sûr pour mettre bas. Du paysage minéral d’une fixité absolue et de leurs silhouettes en mouvement émanait sans mot dire une force prodigieuse, insondable, qui célébrait à chaque instant le simple miracle d’exister. Je n’étais que de passage, me sentais vulnérable, voué aux embruns, esquivant mon pire ennemi après le vent, une patrouille de police chinoise inopinée ou un check-post qu’il fallait à tout prix passer à pas de loup durant le nuit. L’absence d’armes pointées ou de chiens de garde ainsi que la bière qui coulait à flot n’en faisaient pas moins un passage redouté qui transformait de nombreuses nuits en une frissonnante épreuve au terme de laquelle je sortais épuisé. Il y avait cet insistant grand-écart, entre un paysage préhistorique, piqué d’infimes campements d’éleveurs de yacks d’où s’élevaient des fumerolles, leurs mastiffs hargneux qui me prenaient en chasse et les incessantes tracasseries de postes de surveillance éloignés où les jeunes conscrits chinois s’ennuyaient comme des rats morts. Si ces avant-postes rythmaient l’avancée selleste, seules les montagnes, aussi fragiles que sublimes, imposaient leur ordre de grandeur, remettant chaque être vivant à sa juste place, aussi insignifiant qu’un humain fut.

Si le Tibet dit « interdit » fut le théâtre d’expéditions scientifiques ou militaires durant le « Grand Jeu » entre la Russie tsariste et le Raj anglais (1813-1907), plus tard d’une expédition allemande (1938-39), elle fit entre-temps la notoriété d’Alexandra David-Néel, en tant que première femme occidentale à avoir atteint Lhassa, La ville interdite, en 1924.

Pour les cyclistes du mitan des années 1990, le haut plateau, bien que déjà massivement colonisé par la Chine dégageait une certaine aura que je ne retrouverai nulle part ailleurs. Après l’Ukraine et l’ex-Union soviétique, je m’osai à nouveau à étendre la durée de validité de mon visa à l’aide d’une simple lame de rasoir, d’une plume et d’encre de Chine – simplement pour pouvoir rester plus longtemps perché « là-haut ». Les quelques poignées de cyclistes passionnés (les Chinois à deux roues étaient encore absents) qui sillonnèrent ses pistes formaient alors une sorte de confrérie d’anti-héros, informelle, bouillonnante et solidaire, au sein de laquelle, enflammé, on évoquait tour à tour les vertus initiatiques du périple himalayen, la culture bouddhique, l’oppression chinoise, la voracité des chiens tibétains. La géolocalisation n’existait pas, l’on s’échangeait des dessins et des photocopies sur lesquels figurait la localisation des postes de contrôles chinois. Tout semblait humain, artisanal et improvisé : aléatoire et bon à risquer. De mémoire de cycliste, aucun d’entre nous ne s’est jamais senti coupable de quelque chose face à la police chinoise. Nous étions simplement, barattés comme le lait de dri, des tâcherons de la pédale, du côté des vulnérables. Le Tibet à vélo ressemblait autant (et même peut-être plus) à une contrée de l’âme qu’à un pays réel. « Voyager, c’est être victorieux ! » dit un proverbe arabe…

Je traversais le territoire des drokpa (nomades) qui menaient inlassablement en étoile leurs troupeaux vers de maigres pâturages. Je m’armais d’une provision de pierres pour maintenir leurs dogues à distance et finissais parfois la soirée dans leurs minuscules tentes noires enfumées, à partager de la tsampa1. De leurs visages noircis par les hautes lumières rayonnaient pleinement l’éclat de vives prunelles et leur vitalité, façonnés par la rudesse du climat. Ils survivaient en besognant, sans connaître la notion de superflu. La navigation de leurs troupeaux permettait à la maigre végétation de se régénérer. Sans le savoir, comme tous les nomades, ils étaient les véritables écologistes depuis des millénaires. J’étais quant à moi un citadin pur sucre, temporairement futile nomade de luxe : je faisais ce que j’aimais. Eux étaient nomades de naissance2, ils me dessillaient les yeux et aimaient ce qu’ils faisaient. Je me voyais pourtant déjà disparaître s’ils venaient un jour à se taire. Je me sentais pousser des ailes, dans la peau d’un anonyme explorateur, proprement sisyphéen, en proie au « sentiment océanique »3, cette forte intuition de faire partie du cosmos. Ce qui me plaisait, c’est avant tout ce qu’il n’y avait pas. Je marchais souvent courbé en équerre, une main poussant le guidon, l’autre tirant le cadre sous la selle. Malgré mon vélo à 15 vitesses4 , je me sentais comme un navigateur terrestre, appartenant un peu plus longtemps au paysage. De lui restituer son silence, de lui abandonner ma seule sueur. L’incertitude était au cœur de l’expérience. Sans partition que les chant de mes roues, je renouais avec l’improvisation et la survie, les maîtres-mots de mes ancêtres de cœur, les pionniers du voyage à vélo de la fin du XIXème siècle. Mais si l’âge des explorations est depuis longtemps révolu, tout reste à découvrir poétiquement dans cette infinie houle de montagnes qui libère l’imaginaire. Parce que le Tibet vous met à nu, je me sens aussi dans le même état d’esprit ouvert aux quatre vents (bien que sans aucune prétention artistique) que Maxime Aumon5 et de sa Toundra machina ou du « spationaute » Abraham Poincheval et de son Voyage invisible6 qui le vit traverser les Alpes pendant 300 km en tirant/poussant un habitacle circulaire (périple qu’il initia d’ailleurs à Digne-les-Bains). J’étais puissamment aimanté par le col, la pente et la verticale, non « le vertical brutal » (terme militaire), mais l’ellipse, le détour salvateur qui ne connaît pas de raccourci et dont on ressort grandi – jamais considéré comme une perte de temps. En Lebenskünstler (artiste de la vie) qui, improvisant dans un espace concret et libre d’expérience, tirera le positif de chaque situation, à mille lieues de tout calcul, aux antipodes de l’utilitarisme et de la numérisation de nos existences du « tout-à-l’égo ».

Un panache de poussière s’élevant à l’horizon restait longuement en suspension et me signalait la cahoteuse approche d’un camion. Je prenais alors l’amplitude du Tibet qui me procurait la douce illusion de l’éternité et d’une intacte jeunesse. Je croisais les pèlerins tibétains qui, dans la plus pure tradition bouddhique, cheminent en n’effectuant que trois simples pas entre chacune de leur prostration. Ils mesuraient littéralement la longueur de la route à la longueur de leur corps, tout en récitant des mantras. Leur pèlerinages se réalisent parfois sur des milliers de kilomètres, se traduisant par des années de divagations cosmiques dans l’espérance d’une réincarnation supérieure. J’en reste encore baba de respect, incapable de porter un jugement sur leur pratique empaysée, leur hauteur de vue effleurant l’écorce terrestre. On dit que la foi déplace les montagnes7. Je voyais des êtres en transe, intemporels, traverser l’épaisseur himalayenne et aspirer à la transmigration des âmes. Fouler la Terre à pied paraissait trop rapide. Cul sur selle, je me sentais en lévitation, dans la peau d’un pilote de supersonique et bien trop éloigné du sol, pour l’embrasser pleinement, comme eux, la Terre.

Le paysage qui nous enveloppait était pour moi seul secrètement mécanisé – entrait-on en cyclisme comme en religion ? « Et Dieu créa la bicyclette pour que l’homme en fasse un instrument d’effort et d’exaltation sur le chemin difficile de la vie. »8 s’ose même à graver la Chapelle de Notre-Dame de Ghisallo. J’avais pour le moins « épousé la bicyclette », authentique parole enregistrée de ma mère9. Mon tempérament lunaire s’accorde à merveille à la lenteur de mes pédales (étym. les « pieds ailés ») qui m’empêchent, avec mes pneus gorgés d’air, d’avoir précisément les pieds sur terre. Le vélo resterait le véhicule d’un temps capturé, d’une conversation exceptionnelle avec le monde, qui permettait à la fois de faire corps et de se détacher, réconciliant peut-être la ligne et le cercle ? Je n’ai pour autant jamais cessé de croire, profondément, à la puissance du hasard.

Contrairement aux drokpas ancrés à la terre qui retenaient leurs montagnes volantes en plantant leurs drapeaux à prière, je pédalais encore le monde – en dérive mystique éperdue – ignorant tout des « huit préoccupations mondaines » du bouddhisme tibétain, en lointaine filiation des jeunes aristocrates du XVIIIème siècle qui partaient on tour, une expérience destinée à parfaire leur éducation, aussi initiatique, culturelle que relationnelle. Mais bien au-delà de telles considérations, le haut plateau me nourrissait d’un confiance inébranlable en la vie. Avec la prescience de l’animal, à la croisée de l’épuisement physique, de la rareté de l’oxygène et de la pureté de la lumière. Connaître le monde chimiquement, à partir du corps et le corps à partir du monde. L’expérience fusionnelle du sensible s’opposait à une formulation purement intellectuelle. Je vivais un rêve éveillé. Mon yak me menait droit à une forme d’extase. Mortellement vivant, j’étais.

Analogique, low-tech et subversif, le vélo se révélait un allié simple, discret et fantastique pour raconter le monde et l’austérité de ce paradisiaque haut pays des neiges composé de lacs turquoises, de dunes, d’une marée de montagnes, au travers duquel je naviguais sans relâche, parfois dans un état second, car le vélo est terrien en montée, aérien en descente et maritime en distance.Chaque coup de pédale participait d’un pèlerinage où le lointain se mêlait avec ardeur à l’intime, me ramenait à mes propres furies, aux êtres chers, à mon frère disparu trop tôt et secréterait sans doute un jour une sourde nostalgie. Mais pour l’heure, le temps conservait son innocence, la distance se mesurait au pas de l’homme tout au plus au tournoiement malaisé de mes roues, chahutées par la piste et le vent. Tout n’était que poussière et concourait à la fragilité du monde, à une vibrante forme de justesse, au dépouillement de chaque être vivant et à l’effacement de ses traces, lui suggérant la présence d’un monde parallèle, primal et plus vrai que nature, auquel s’abandonner à la vitesse de la vraie vie. Je flottais sur deux pouces d’air comme une ode à l’improbable, à l’imprécis, à l’inquantifiable, à l’animisme, glorifiant le monde sauvage. Je me sentais métamorphosé, ébloui, au plus proche de mon ipséité. C’était avant, avant l’arrivée de l’asphalte au Tibet de l’ouest… De Chengdu à Kashgar, une transe-himalayenne de plus de 5500 kilomètres que Mao ambitionna déjà de bâtir en 1949 à travers « la riche maison de l’ouest ».

Cyclo ergo sum

Au Tibet, ne fus-je donc qu’un simple tourneur de roues, un périssable buveur de vent, éméché, qui naviguait à vue sur le fil tenu de l’immensité ? Face à la majesté du monde physique, la moindre particule de mon être devait s’accorder au mouvement. Il me fallait tout donner pour avancer. Quittant Lhassa sur mon « yak »10 de cent kilos, je rayonnais dans un outre-monde comme un gyrovague11. Pourtant, à chaque tour de roue, la piste vers la montagne de cristal m’élevait un peu plus vers la source. Le creuset du monde, immuable, se faisait l’écho des paroles de Lao-Tseu : « Nous joignons des rayons/pour en faire une roue/mais c’est le vide du moyeu/qui permet au chariot d’avance ».

Je conservais précieusement comme un talisman un dessin du mont Kailash réalisé par un ami avant de partir. Celui-ci rayonnait comme un phare à l’orée d’une traversée océanique. Sur plus de 3000 kilomètres au-dessus du pergilésol, la piste me soustrayait au passage du temps à tel point, qu’ à peine à son mi-chemin, l’inviolé mont Meru paraissait encore reculer à mesure que je m’en approchais. Aucun autre cheminement ne me mènerait pourtant plus haut. Comme une péripétie du corps et de l’esprit, il m’aura rongé jusqu’au trognon. Le bourdonnement de mon dérailleur résonnait bel et bien du cliquetis de la Terre, comme si ma chaîne de vélo s’enroulait naturellement à celle de l’Himalaya. Je ne fus qu’un dérisoire Homo viator juché sur un véhicule selleste à nul autre pareil. Sans clé et sans moteur, ma bicyclette se laissait sans broncher traverser par le vent sous la houlette de Saint-Christophe, le patron des voyageurs.

Et soudainement, il était là comme un présage, le Kang Rimpoché. Le « Précieux joyau des neiges » (6638 m) et la Gurla Mandhata (7728 m) se faisaient écho dans ce sanctuaire. Leurs silhouettes veillaient depuis toujours sur les lacs Manasarovar et Rakshastal. Non loin, les quatre fleuves et rivières, l’Indus, le Brahmapoutre, la Sutlej (affluent de l’Indus) et la Karnali (affluent du Gange) qui fertilisent le sous-continent indien y prenaient source. Cette configuration sacrée et spectaculaire, tel un gigantesque mandala, agissait en moi comme une révélation, au point que j’y retournai douze ans plus tard, avec ma compagne d’alors, toujours à vélo.

J’étais bel et bien parvenu au centre d’une géographie respiratoire, à son acmé. Comme dans l’oeil du cyclone : à l’abri des tempêtes. Pédaler ad vidam aeternum était soudainement devenu inutile et peut-être sujet d’impasse ? Alignant mon âme sur mes deux roues, l’analogie était pourtant tentante d’y déceler la roue du Dharma, d’associer le tournoiement vertical de mes roues à celui horizontal des moulins à prière et du mouvement giratoire des kora12.A pédaler sur le chemin des crêtes, je n’existais qu’en ciel, m’illusionnant encore d’un destin de Perpetuum mobile sans destination. Où les deux bords de la piste se rejoindraient à l’infini, dans une sorte de puissante familiarité, car tout ce qui monte converge. Le toit du monde, réel ou fantasmé, qu’importe, devait à coup sûr receler les secrets de sa charpente et augurer un périple initiatique. En pédalant sur le troisième pôle, je m’incorporais au vaste monde comme un sismographe émotionnel, même si le vent furibond lors de ses accès de rage, me détroussait jusqu’à ma dernière énergie s’il ne me rayait tout simplement pas de la carte.

Cultivant le mystère, je gravissais sans gravité, tournoyais et vibrais en résonance13 avec le monde. N’étais-je qu’un indécrottable romantique, de la race des contemplatifs, de ceux qui, portés par le gros dos de la Terre, montent en selle comme au ciel, à la gouverne de leur guidon ? « Et si l’air, dans son épaisseur retenait en mémoire la somme inouïe des voyages ? Si tout ce qui traverse l’air s’inscrivait définitivement dans l’atmosphère – les oiseaux, les avions, les poussières – , quels seraient les dessins imbriqués de cet immense réseau ? Tous, fourmis, feuilles, mouches, humains nous ne serions présents que par l’aura de notre vie, dans l’univers brownien de nos désirs, la matière n’aurait que peu d’importance, nous inscririons dans l’air l’imprescriptible trace d’une existence fugitive – ainsi serait l’écriture du vivant »14 écrivit Gilles Clément. Le chemin n’existe pas : il se fait en pédalant.

Parvenu au Japon après quelques trois ans de route, plutôt que de m’envoler vers l’Alaska (ce que je fis), j’ai failli retourner au Tibet, pour une troisième « navigation hauturière » à travers le château d’eau asiatique. Un peu à la manière de Moiteissier, en tête de la course autour du monde, se sentant tellement bien en mer qu’il envoya tout balader, « peut-être aussi pour sauver mon âme » écrit-il avec justesse. Par la suite, je retournerai pédaler six fois sur le haut plateau.

Pierre Gassendi (1592-1655), natif de Digne-les-Bains, avait déjà pressenti la primauté du mouvement en l’être. Il évoque l’Ambuloto ergo sum, en latin « Je marche donc je suis » (mais aussi je me promène), mettant sérieusement en doute leCogito ergo sum  « Je pense donc je suis » de Descartes dont il fut le contemporain. Au Tibet de l’Ouest, « Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes »15. J’étais saisi aux tripes, car tout là-haut plus qu’ailleurs, se mouvoir c’est s’émouvoir. Là où j’usai parfois bien plus mes semelles de chaussures que mes pneus de bicyclette, je me sentais au bon endroit au bon moment, parfois comme si soudainement mes pieds foulaient une contrée connue, noués à l’esprit des lieux : Cyclo ergo sum !

Shangri-La

Le livre Horizons perdus de James Hilton (1933) ou A step away from paradise. The True Story of a Tibetan Lama’s Journey to a Land of Immortality de Thomas K, Shor (2011,qui relate la recherche en 1962 d’un mystérieux monastère), ont nourris l’idée d’un paradis caché, d’un eden perdu. « A l’heure des satellites et des trackers GPS, l’existence d’un tel endroit peut sembler improbable. Mais les satellites peuvent-ils voir les territoires où l’on accède uniquement avec un cœur pur ? » s’interroge Arnaud P16

Explorer un monde qui n’existe nulle part ailleurs que dans nos têtes peut être le cœur et l’affaire de toute une vie : « Le pays qui est nulle part est le véritable chez-Soi – but de tout vrai voyage »17. De même que les (plus hautes) montagnes du monde insufflent encore un peu de mystère, de ces courants mythologiques souterrains qui traversent toute société et conféreraient une forme de « noblesse » au Tibet et à ses habitants ou de « bravoure » au cycliste impénitent. L’éloignement, la difficulté d’accès, le sens tragique que prit le cours de l’histoire contemporaine, mais aussi les livres et les images, ont nourri notre imaginaire d’Occidental champion des causes perdues, en mal d’exotisme, et de mondes inviolés, à la recherche éperdue du pays mythique de Shambala, magnifiant le nomadisme qui est pourtant l’un des modes de vie les plus durs qu’il soit. Le feu de la passion me fait voir le monde plus beau qu’il n’est en réalité. Le vélo tient de l’alchimie. Je n’y ai pas échappé ou plutôt : je m’y suis échappé. Au Shangri-La.

J’avais bien sûr lu quelques classiques d’explorateurs, dont les incontournables Retour au Tibet (1982) et 7 ans au Tibet (1952) d’Heinrich Harrer qui, échappant en 1939 à un camp d’internement tenu pas les Anglais, avait en compagnie de Peter Aufschnaiter réussi à parcourir plus de 2 000 km à pied à travers l’Himalaya, franchissant en 21 mois quelque 50 cols de plus de 5 000 mètres avant d’atteindre Lhassa en janvier 1946 et de devenir le « tuteur » du Dalaï-lama et son ami. Le hasard les réunissant à la même date de naissance, mais à 23 ans d’écart. Quand la petite histoire rejoint la grande…

Pédalant de Genève à St-Pétersbourg durant l’été 2004, je fis halte à Hüttenberg, le village natal d’Harrer (1912-2006). Je visitai son musée, puis gravi la route pentue qui menait chez lui. La porte de son garage était peinte de deux légendaires lions des neiges. Je passai une heure « suspendue » avec Harrer qui me reçut chaleureusement sur la terrasse de son chalet. Lorsque je lui dit combien ses livres m’avaient inspiré, il se tourna, ému, vers sa femme. Sa personnalité réunit tout ce que j’admire chez un aventurier : l’amour de la montagne et du Tibet, la joie de vivre, la curiosité, la générosité. J’évoquai ensuite mon passage aux monastères de Thöling et Tsaparang (1995) dans l’ancien royaume de Guge. Harrer, fouillant dans sa mémoire, répéta aussitôt « Thöling » par trois fois, comme un mantra, quand soudain son visage s’illumina : « Je me souviens, nous étions arrivés épuisés à Thöling, mais ordre nous fut donné de passer notre chemin. Plusieurs années plus tard, alors que j’officiais pour le gouvernement tibétain, on toqua un jour à la porte de mon bureau à Lhassa. Une vieille femme entra et se prosterna aussitôt, déposant des sacs de farine d’orge et des œufs. Envoyée par le responsable administratif de Thöling, elle se confondit en excuses, de rappeler que celui-ci tenait profondément à s’excuser de ne pas leur avoir alors prêté assistance… A l’écouter, je me sentais transporté, blotti dans ses paroles, instantanément de retour au Tibet : « S’efforcer de ne pas tarir, dans l’immédiat et pour ce qui dépend de nous, ce minuscule, aléatoire et vivifiant filet de mémoire, s’accrocher à ce fil d’Ariane, cela seul nous permet de prendre le pari du sens. Quant à le gagner… »18 écrivit Régis Debray.

J’étais à mille lieues de l’enquête d’un jeune journaliste autrichien, Gerald Lehner, paru dans le magazine Stern en 1997 qui révéla le passé ténébreux d’Harrer et fit l’effet d’une bombe. Le héros de Sept ans au Tibet avait-t-il sciemment servi la cause nazie ou bien utilisé le régime pour mener à bien ses exploits d’alpiniste ? Ces années-là furent-elles une forme de rédemption ? Le doute demeure.

Quoiqu’il en soit, j’ai été très touché de pouvoir rencontrer Heinrich Harrer qui, à 91 printemps, patiné d’une forme de noblesse, entrait dans la phase finale de sa vie où il affronterait ses propres démons à mains nues. Au moment de partir, il ausculta ma bicyclette sous toutes ses coutures et me raccompagna heureux, comme si je lui avais permis de revivre un peu de sa jeunesse.

Nous avions 47 ans de différence, mais deux points commun nous reliaient : un amour immodéré pour le Tibet et le chiffre 7. Il s’empressa de me dédicacer son autobiographie d’un « A un autre ami des 7 ans » avec sa signature en tibétain. Parvenu à Vienne, je me rendis dans une librairie pour acheter la traduction allemande de mon premier livre19et le lui faire parvenir par colis postal, dédicacé. Le souvenir de notre rencontre incandescente me transporta vers Saint-Pétersbourg. Bien plus tard, de peur de me noyer de tristesse, ma septième visite au pays des neiges, en 2017, en fut aussi l’ultime.

Emeute

En 2008, en plein hiver, un minibus en partance de Lhassa nous déposa au sommet du Kampa-La (4800 m) au Tibet central, point de départ d’un trek de 10 jours entre 5 et 6000 mètres d’altitude dans le froid et la neige au terme duquel notre quatuor atteignit finalement un village. Fourbus nous l’étions. Alors que nous mangions de la tsampa dans un bouï-bouï, une escouade de policiers chinois fit une irruption inattendue. On nous embarqua illico dans un véhicule jusqu’à la ville de Nagarzé. Au poste, on nous réclama nos passeports dont nous ne détenions que des photocopies, l’un de nous n’en possédait même pas sur lui. Nos pièces d’identité se trouvaient dans une agence de voyage à Shanghai. Contre une coquette somme, nous étions tous dans l’attente d’un visa de businessman valable six mois, afin de pouvoir librement voyager plus longtemps au Tibet… Etrangement, notre situation illégale ne semblait pas les déranger. J’avais pourtant accumulé une solide expérience de fréquentation des postes de police chinois, mais cette fois-ci elle s’avéra insuffisante pour parvenir à comprendre leur réaction si décontractée. Quant même la police chinoise n’échappait pas au principe bouddhique de l’impermanence des choses… Les policiers prirent tout de même la peine de fermer à clé le portail de l’hôtel où ils nous intimèrent de loger.

Le lendemain matin, nous nous rendirent au poste, mais de tous les policiers de la veille, aucun ne s’y trouvait. J’étais encore dans l’incapacité de décrypter ce qui se passait. Nous nous rendirent finalement au cyber-café de la petite ville. Nos boîtes mail étaient toutes encombrées de messages d’amis très inquiets, se demandaient si nous nous trouvions à Lhassa. Comme le moteur de recherche google n’était alors pas encore censuré, nous découvrîmes des photos de voitures incendiées au centre de la capitale que nous connaissions bien. (Je venais d’y passer deux mois pour me soigner d’une pneumonie aiguë). Je fondis en larmes. Tous les Tibétains présents, apparemment au courant, se pressèrent, bouleversés, autour de nos écrans. J’avais une hâte folle de rejoindre Lhassa pour pouvoir témoigner. Mais un silence étrange flottait sur la route entre Shigatzé et Lhassa, aucun véhicule ne circulait, à tel point que, pour tuer le temps, nous finirent par jouer au football avec les policiers du trafic sur le seul rond-point à la sortie de Nagarzé. Les forces de police avaient été réquisitionnées la nuit précédente pour prêter main forte aux soldats présents à la capitale. Le seul véhicule de la journée, une voiture, stoppa et pris le couple d’Allemands de notre petite équipe. Quelques heures plus tard, avec mon ami Thorsten, nous forçâmes le propriétaire chinois d’une échoppe équipée d’un téléphone public, à nous glisser à l’intérieur. Il prit la précaution d’abaisser derrière nous son store métallique. Notre couple d’amis avait entre-temps atteint notre hôtel de Lhassa avant le couvre-feu. L’armée occupait le centre de la ville et contrôlait tous les routes menant à la capitale.

La chance finit par nous sourire le lendemain. A force d’insistance, de ruse et prétextant que nos épouses nous attendaient impatiemment, nous gagnèrent « la ville interdite »20 en bus et en taxi. Le soir même, nous nous promenèrent à pied, de justesse, dans le centre de Lhassa, mon épaule servant de cache au téléphone portable de Thorsten pour voler quelques images. Les camions militaires occupaient les rues du centre, les recrues mangeaient dans leurs gamelles, à même le sol. On établissait les premiers check-posts. Un char de transport de troupe pointait son canon sur le monastère de Jhokand. Nombre de Tibétains avaient fuit dans leurs villages, s’en suivirent plus de 200 morts, un millier de blessés et 5000 arrestations selon le gouvernement tibétain en exil (29 avril 2008). Je recueilli des témoignages au plus près parmi nos amis européens restés sur place et quelques jours plus tard, publiai sous pseudonyme un article dans un quotidien suisse. Lhassa était méconnaissable. J’en demeure encore inconsolable aujourd’hui.

Nos passeports revinrent de Shanghai mais sans le visa de businessman escompté. Les uns après les autres, nous devions quitter Lhassa, car la date fatidique d’expiration de notre dernier visa chinois approchait. C’est le cœur brisé que je me suis résigné à prendre le train de Lhassa à Chengdu, inauguré le 1er juillet 2006 et que j’avais tant décrié.

D’une brutale magnitude, les événements tragiques de mars 2008 furent un point de non-retour répressif pour le Tibet. Le haut pays se referma désormais comme une chape de plomb, à nouveau « interdit » d’entrée aux voyageurs individuels occidentaux.

Les premières bicyclettes étaient arrivées au Tibet dans les années 1950, plus tard les rickshaw et en 2017, les vélos en libre-service. Au moment de quitter ces hautes terres, je me suis alors rappelé à la prédiction attribuée au grand maître bouddhiste du VIIIème siècle Padmasambhava, ou Guru Rimpoché(717-762). « Lorsque l’oiseau de fer volera,/ Lorsque les chevaux galoperont sur des roues,/ Les gens du pays de Bod (Tibet) seront éparpillés à travers le monde./ Comme des fourmis / et le dharma abordera le continent de l’homme rouge. »

Bien plus tard, je m’y replongerai encore et encore, en crapahutant à nouveau entre les lignes des livres, semblables aux courbes de niveau de ce pays d’en-haut, pour serrer en mon cœur les images de Nomads of western Tibet de Georges Schaller, des mots du Léopard des neiges de Peter Matthiesen, du chemin des nuages blancs de lama Govinda, de mon double, Pietro, dans Les Huit montagnes de Paolo Cognetti ou me refléter dans La Montagne volante de Christophe Ransmayr, « Je suis mort/à 6840 mètres au-dessus de la mer/le quatre mai de l’année du Cheval » qui évoque si bien l’amour et le nomadisme, la liberté, le sentiment de fratrie, qui réveillait douloureusement en moi la perte de mon frère et de mon demi-frère, mes anges-gardiens. Les références littéraires, échos du relief himalayen, nombreuses et bienveillantes, ne parvinrent pourtant pas à éteindre la terrible indifférence face au cruel destin du peuple tibétain, à la finitude humaine, et à éponger ma sourde nostalgie : si tout se passe comme prévu, rien ne se passe comme prévu. Tous mes voyages n’avaient-ils pas été de tout temps des chemins de retour ?

Claude Marthaler

1 Farine d’orge grillée mélangée à du beurre de dri, frais ou ranci, et du thé noir salé.

2 Forte mortalité infantile, due principalement à la malnutrition.

3 Romain Rolland, dans une lettre à Freud (1927).

4 Le chiffre de 15 vitesses pour un vélo indique précisément un époque : le mitan des années 1990.

5 Maxime Aumont, Gravir la toundra, éditions Elytis, 2022.

6 Abraham Poincheval, Gyrovague, le voyage invisible, musée Gassendi, Digne-les-Bains / La Filatoïo, Caraglio, 2009.

7 Jésus dit : (…) si un homme qui ne doute pas dans son cœur dit à cette montagne : “Enlève-toi de là et va te jeter dans la mer”, s’il croit vraiment que ce qu’il dit va arriver, alors cela lui sera accordé ! (…) in évangile selon saint Marc chapitre 11, versets 22 à 25.

8 Inscription au dessous du monument aux coureurs, une grande statue de bronze (bénie par le pape Paul VI en 1973) représentant, côte à côte, un cycliste triomphant, bras levés, et un cycliste à terre, Chapelle de Notre-Dame de Ghisallo, patronne des cyclistes, Italie.

9 Extrait du documentaire Claude Marthaler, Embrasser la Terre  (70′, 2015), réalisé par Alexandre Lachavanne.

10 Un surnom dont m’ont affublé des voyageurs à bicyclette en 1995 et qui m’est resté. Il est à la fois le mien et celui de mon vélo.

11 Ibid.

12 Pèlerinage bouddhique circulaire, le plus souvent autour d’une montagne sacrée.

13 Référence à la notion de « résonance » développée par le philosophe allemand Hartmut Rosa.

14 Gilles Clément in Mécanique Magenta, BlackJack éditions, 2007.

15 Paolo Cognetti, Les huit montagnes, édtions Stock pour la traduction française, 2017

16In Altitude.news, 2.12.2022.

17Ella Maillard, Ma philosophie du voyage, Petite biblio Payot voyageurs, 2022

18Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005 (p.158)

19Durchgedreht, Sieben Jahre im Sattel, Reise Know-How Verlag, 2002 (épuisé)

20L’expression consacrée « la ville interdite » est volontairement reprise par l’auteur. Au début du XXème siècle, Lhassa était fermée aux étrangers, défendue par l’armée tibétaine.L’expédition militaire britannique (1903-4) soumettra le Tibet tout en reprenant ce principe de fermeture aux étrangers à son compte. En 1939, Heinrich Harrer et Peter Aufschneiter connurent toutes les difficultés physique et politiques pour atteindre Lhassa. L’invasion chinoise du Tibet central en 1959 confisquera le pays et perpétuera cette interdiction jusqu’en 197