Carnet de route Afrique-Asie #61: Une piste interdite aux étrangers
Publié le 09/01/2024
CARNET DE ROUTE #61: Kashgar-Tashkurgan (Sinkiang)-Ali (Tibet). Marthaler a voulu rejoindre le Tibet par une piste interdite. Peine perdue: la police veillait.
Les peupliers perdent leurs ultimes feuilles et creusent des ombres froides sur l’asphalte. Des canaux traversent des champs couverts de brume. Sitôt quitté Kashgar, la route m’envahit de solitude. Des montagnes altières, posées sur de larges socles de terre dorée , émergent de part et d’autre. Le Kongur (7719m), le Kongur Tobe (7595m) et le Muztagh-Ata (7546m), le « père des montagnes gelées », soutiennent le ciel éclatant du Pamir chinois.
Au bord du Karakul (le lac noir), de fausses yourtes de ciment lézardées et estampillées de slogans chinois (véritables réfrigérateurs durant l’hiver) s’alignent étrangement au pied de ce paysage démesuré et chaotique. Comme au Tibet, les « minorités » asservies se voient contraintes de rebâtir leurs maisons, dans un style « souhaitable » (une soi-disante preuve de progrès)… dans un plan quinquennal.
Privé de passeport
Le soir tombe comme un couperet, les rivières se figent, le vent siffle. Seuls les chameaux de Bactriane et les yaks demeurent impassibles et majestueux. Quelques bergeries isolées m’abritent du vent durant la nuit. J’ai emprunté un piste latérale cernée de hautes falaises, fermée aux étrangers, dans l’espoir d’atteindre le Tibet par une autre voie, mais au terme de 74 maigres kilomètres, la police m’intercepte. « Tashkurgan, police station, passeport » me lâche l’officier, avant de s’engouffrer dans une jeep. Le flic part comme une voleur, avec mon passeport en poche!… Je reste un brin médusé sur les marches du poste, tenant pour seule « assurance » un papier griffonné d’idéogrammes. Malgré mes signes désespérés de la main, il démarre en trombe. Me voilà privé de passeport, assigné à sa seule volonté. Les villageois assistent à la scène, regroupés dans un silence résigné. Savent-ils seulement que les étrangers, eux aussi, sont soumis à une réglementation particulière?
Sensation de vide
La faim me guide vers l’unique tchaïkhana où je compense ma sensation soudaine de vide. Je m’empresse aussitôt de jeter des photocopies de cartes géographiques dans le poêle à charbon et effacer certaines de mes images digitales, insignifiantes, mais qui éveilleraient peut-être la méfiance de la police. Steve, un Anglais voyageur à dos de chameau (New-Delhi-Pékin, www.r4e.org, ndla: lien actuellement corrompu), arrêté en août dernier dans le coin, m’avait fourni de précieux renseignements.
Je finis par regagner la ville en camionnette, avec quatre compères qui tètent leurs cigarette comme cheminée d’usine ou crachent impulsivement leurs écorces de graines de tournesols. La vallée, un vaste chantier de futurs barrages, abrite d’affreuses bâtisses de journaliers.
Les Tadjiks qui m’accompagnent en profitent pour interrompre le voyage et vider joyeusement, malgré l’interdit de leur religion, une bouteille de tord-boyaux, dans un magasin qui tient tout de l’entrepôt.
« Ville de pierre »
Nous parvenons enfin à Tashkurgan, la « ville de pierre » située à 120 kiolmètres de la frontière pakistanaise. Malgré notre faible allure de 30 km/h, j’arrive au poste de police… avant mon passeport. Deux lits de fer blanc, un table, un thermos, un téléphone et une télévision qui ne cesse de vanter les JO de Pékin comme une entreprise salutaire de redressement national.
Le commandant, un « mou sympathique », entame une conversation en russe – notre seule langue commune. Il réalise alors que sans document officiel, aucun hôtel ne m’acceptera pour la nuit. Dix minutes plus tard, mon « voleur » fait enfin irruption avec mon passeport rouge à la main… Le lendemain matin, l’interrogatoire se déroule dans les sous-sols du nouveau poste. Malgré l’ordinateur neuf posé sur le bureau, il ne faut pas moins de trois personnes pour me « cuisiner ». Le commandant m’interroge: « Pourquoi êtes-vous venu en Chine? » Son subalterne écrit à la main mon itinéraire à vélo, confirmé par mes visas. « Etes-vous au courant de la situation au Pakistan? » Je lis entre les lignes et dit: « Muscharraf! » De fait, six extrémistes musulmans auraient été abattus par l’armée chinoise dans la région, il y a quelques jours seulement.
Fabrication de pâtes
Les photos de mon appareil digital, provisoirement confisqué, sont passées en revue par le scribe. Il regarde son chef et, souriant, s’exclame: « Lagman! » en voyant une bonne dizaine d’images sur la fabrication artisanale des pâtes… un secret d’origine chinoise volé par Marco Polo. Il reste de marbre, figé dans un sourire retenu, devant mes multiples prises de vue de la statue de Mao à Kashgar dont seuls semble-t-il, les touristes, notent encore la présence.
La bienveillante traductrice qui parle couramment l’anglais, une jeune guide tadjik, me rassure et m’évite toute amende. J’appose solennellement ma signature et mon empreinte digitale sur ce rapport qui finira aux oubliettes…
Chants révolutionnaires
Une petite heure plus tard, je suis libre dans les rues de Tashkurgan, une seconde désorienté par ce dénouement inattendu. Je les avais traversées à pied une première fois en 1989. Au petit matin, des hauts-parleurs fixés aux lampadaires diffusaient des chants révolutionnaires pour mettre le bon peuple en humeur de travailler à la Grande Chine… J’avais dû alors alors laisser mon vélo au Pakistan. (Ndla: lire à ce propos La Bastide de la Source #9: Khunjerab Pass (4963 m), Pakistan, 1989).
Quelques années plus tard, des centaines de cyclistes bénéficièrent d’une ouverture sans précédent… jusqu’au 11 septembre 2001. Depuis, ils parviennent à Tashkurgan, leurs bicyclettes ficelées sur le toit d’un bus…
Au retour, le Muztagh-Ata est barré de lenticulaires et le vent m’emporte par 2000 m de descente vers Kashgar… pour la troisième fois cette année!
Claude Marthaler, Ali, Tibet de l’ouest, km 28’240
L’omniprésence de la civilisation du mouton
Ce petit tour dans le Pamir chinois qui a un accent de faux départ m’a finalement permis de m’acclimater à l’altitude et au froid avant de tremper ma peau de yak dans l’hiver tibétain…
L’hiver croît à vue d’oeil. A la veille de partir vers « le plus froid », je me sens à la fois excité et anxieux, d’autant que je connais déjà parfaitement la piste, désormais l’unique et seule option pour me rendre au Tibet. Cap à l’est, sur un tronçon, désormais asphalté, qu’empruntèrent Ella Maillart et Peter Felming en 1935, la branche sud de la route de Soie qui passe par Hotan, la ville du jade.
Malgré un vélo chargé de 20 kilos de provisions, j’avance plus vite que les familles d’Ouïghours, couvertes de toges de fourrures, sur leurs charrettes tirées sur des ânes, bousculées par le flot incessant des 4×4 et de leurs conducteurs « sans yeux ni coeur ».
Le vent éparpille les boulettes de coton des camions. Sac sur l’épaule, des paysans qui arpentent la route récupèrent ces petits pelotes d’or blanc. Des triporteurs électriques dépassent de hautes bottes de cuirs et des collants de laine des femmes, dans ce monde rêche où les dunes du Taklamakan s’essoufflent au pied du massif des Kun-Lun.
Un soleil blanchâtre, blême comme les moutons dépecés au-devant des tchaïkhanas, noie l’horizon. Un fumet graisseux de brochettes, attisé par le maniement d’une planchette de bois, signale l’omniprésence de la civilisation du mouton. « Un lagman? », me demande un tenancier en secouant les poignets (la traditionnelle façon d’allonger la pâte pour en faire des spaghettis). Je me lave les mains en évitant de me les agiter comme lui, car aux yeux ses Ouïghours qui ne les rince jamais, l’eau porte bonheur.
A l’intérieur, le monde brute des planteurs de peupliers se retrouve entassé autour de larges tables. Courtes barbes et pelisses de mouton retourné cernent leurs nez taillés en pointe et leurs yeux sombres. Leurs corps fourbus et leurs vêtements noirs ensablés, maintes fois recousus, ont emprunté les couleurs du désert. A mon entrée discrète, mille têtes pourtant se retournent et me fixent sans piper mot. CM
In La Liberté, 19 décembre 2007