Albanie # 4: Sauve qui p(l)eut!

Publié le 08/07/2025

Quittant la ville de Berat, je passai devant la base aéronavale de l’Otan à Kuçovë sous un ciel plombé qui annonçait un orage cataclysmique auquel, tôt ou tard, je ne pourrai pas échapper. Conçue par les Soviétiques et construite par des prisonniers politiques, elle fut inaugurée par Enver Hoxha en 1955 dans cette ville qu’il avait nommée « La ville de Staline » en l’honneur de son modèle absolu. En 1991, la ville recouvra son nom initial de Kuçovë et les nombreux coucous russes et chinois de la flotte albanaise voués à la défense nationale, devinrent plutôt embarrassants. Ils furent retirés de leur abris souterrains ici même et à Gjadër, puis alignés sur la piste de décollage, dans le vain espoir d’être vendus au plus offrant… En 2018, l’Otan a investit 50 millions de dollars pour remettre à niveau la base de Kuçovë, à dessein. Quand à celle de Gjadër, le premier ministre albanais récemment réélu, Edi Rama, l’a bradée à la présidente des Conseil des ministres italiens, Giorgia Meloni. Un deal à 60 millions d’euros de deniers publics… afin d’externaliser le dit « problème migratoire » en construisant en lieu et place un centre de migrants. Opération réalisée contre tous les droits humains européens. On le sait: la traite d’humains, qu’ils soient migrants ou pas, rapporte désormais plus d’argent à la très active mafia albanaise que le trafic de drogue!

Tous les aéroports albanais ne connaissent pas un tel recyclage, loin s’en faut! La tour de contrôle à Gjirokastër atteste d’une activité aéroportuaire, mais sa piste d’atterrissage s’est transformée en réservoir de biodiversité:

Albanie # 4: Sinistrose

A Cërrick, je joignis l’unique hôtel de facture récente, avec ses couloirs surdimensionnés. Mais qui pouvait donc investir dans un tel lieu de passage marqué, ici comme ailleurs, par des barres d’immeubles construites « au temps du communisme » au bord de l’effondrement. Le toit de la mosquée étincelait pourtant comme un sou neuf, érigée au milieu d’une vétuste place centrale. Sirotant un café à une terrasse le lendemain matin, je déglutissais un habituel birek (une pâtisserie salée composée de fromage, d’épinard ou de viande, originaire d’Asie centrale). La proportion entre la pâte et la farce m’indiquait précisément le degré de richesse du boulanger, voir du lieu même. L’Empire ottoman, ancien colon pour un demi-millénaire, y a laissé des traces religieuses, politiques, architecturales et comportementales… et amené le birek et le café. Elle y construit désormais des mosquées à tour de bras – ce que l’on peut aussi appeler du soft power. Je vis passer pour la première fois depuis mon arrivée en Albanie un homme à la longue barbe suivi de quelques femmes couvertes de la tête aux pieds, tandis que les écolières habillées de vêtements légers se rendaient à l’école. Plusieurs courants antagonistes étaient à l’oeuvre dans cette ville. N’eusse été en Albanie – ce fait isolé ne m’aurait guère surpris. Ce pays pauvre et balkanique, sans perspective d’avenir, à un jet de pierre de l’Europe, attise de nombreuses convoitises…

Je repassai bièvement par Elbasan et son Kombinati metalurgjik. Peu avant les élections, Edi Rama promettait monts et merveille aux électeurs, en attirant des investisseurs sur cette terre dangereusement polluée, notamment pour y construire un circuit de Formule 1! En Albanie, deux coups de pédale suffisaient pour s’écarter de ces « cadavres industriels » et propos démagogiques pour affronter la montagne et ses pistes tout aussi présentes, avec une absence notoire de signalétique. Le soleil darda enfin quelques rayons lorsque je gravis les premiers lacets. Une sorte de manoir perché, imposant, se profila au milieu d’un immense domaine viticole. Plus tard, et souvent, j’apercevrai des hôtels luxueux flambant neufs qui juraient avec la morosité ambiante que je retrouvais à chaque café. Non, tout le monde n’était pas pauvre dans ce pays qui cherchait vaille que vaille à s’arrimer au vieux continent et frappait de grands coups pour entrer dans la Communauté européenne.

La piste noire détrempée s’éleva, puis traversa un lapia. Repensant aux cimetières d’avion, il ne restais plus qu’à avaler un « B52 », une boisson énergétique albanaise!

Ma carte Michelin était d’une grande imprécision et mon téléphone m’indiquait des lieux-dits, un tous les 50 km: l’espoir d’un café, d’une rencontre . J’y trouvai à chaque fois porte close. Je traversais un parc naturel. Pas une âme qui vive dans le brouillard et le crachin qui brouillaient toutes les pistes. J’atteignis Bizé. Des ruisseaux en furie qui dégorgeaient de leurs méandres se dégageait une vitalité enchanteresse. Contre toute atteinte, deux tentes vertes gigantesques, cerclées de barbelés m’apparurent, puis des bâtisses en briques à moitié ruinées. Fatigue aidant, j’y perçu une sorte de terminus sinistre pilonné par le déluge. Le degré 0 du monde, un kolkhoze – ou pire encore, un de ces lieux infâmes de l’ancien goulag albanais?

Je m’approchai de la seule maison encore en état d’être habitée, avec un faible espoir de pouvoir m’y abriter. Apercevant mon visage rougi collé à la fenêtre, un jeune militaire se releva de sa couche et me fis signe d’entrer. Son acolyte mis immédiatement de l’eau à bouillir et me proposa un café. A leurs dires, je me trouvais dans ce qui restait d’une ancienne entreprise collective de cultures de pomme de terre et de foresterie (en fonction jusqu’en 2000!), dû moins ce qui en restait. Ce qu’il y avait à l’intérieur de ces tentes? Du matériel de l’Otan. L’organisation avait repris à son compte ce lieu en perdition qui échappe à toute catégorie. Deux militaires de carrière, armés de kalachnikov, venaient d’y être déposés par leur supérieur pour prendre la relève et garder ces installations. Le règlement leur interdisait de m’héberger pour la nuit, sous peine de sévères sanctions à leur encontre. Leur rencontre réveilla profondément en moi les souvenirs des années 1994-96 passées en Ukraine, au Caucase et en Asie centrale. Mais, contrairement aux plantons albanais, les douaniers et les militaires de tous bords s’en contrefoutaient, trop contents de passer du temps avec un étranger. Ces deux jeunes Albanais qui auraient pu être mes fils, avaient fait le choix de rester en Albanie. C’était tout à fait exceptionnel dans une pays où la jeunesse, à la première occasion dès 1991, s’était enfuie pour n’y revenir qu’a l’occasion d’un conjé, souvent d’ailleurs au volant d’une Mercedes-Benz. L’Albanie détient le record officieux du nombre de Mercedes-Benz au kilomètre carré (je vous laisse comprendre pourquoi et y reviendrai peut-être), tandis que les campagnes sont toutes fortement dépeuplées. Je n’y rencontre plus que des vieux. On y aperçoit quelques fois des tracteurs d’un autre temps (à chenillette comme en Transnistrie, ceux-ci ont rendu l’âme), mais le plus souvent une charrue tractée par un cheval, quelques vaches errantes sur la route, des bergers et leurs troupeaux de moutons. Tout se fait à la main. Peut-on seulement rattraper le temps perdu?

Le thermos rempli d’eau chaude, je me forçai à reprendre la piste avant que la nuit ne tombe. Les militaires m’avaient menti pour que je ne reparte pas trop contrarié: « Dans moins de dix kilomètres, tu trouveras de quoi passer la nuit au sec, non il n’y a pas de col ». J’étais vanné. La piste ne finissait pas de s’élever. Je marchais cambré dans les rigoles. Au prochain lieu dit, Ballenj, un projecteur tournait comme un gyrophare et mettait en lumière les cordes de pluie qui s’abattaient. Les quelques maisons étaient cadenassées. Je me sentais sonné et pitoyable, décidai de poursuivre bon gré mal gré. La piste descendait à présent, sans discontinuer. Je m’enfonçai dans la nuit comme un mineur au charbon, croyant distinguer au loin quelques lumières éparses. Des chiens aboyaient. Un hameau? Il était passé 21heures lorsqu’une voiture, ô miracle, venait dans l’autre sens. Le faisceau de ses phares m’éblouit. Dès qu’il aperçu ma silhouette, le chauffeur pila et nous nous retrouvâmes nez-à-nez, aussi étonné l’un que l’autre. J’étais à bout de forces. Bien qu’il ne comprenait pas véritablement ce que je faisais à cette heure-ci à pousser un vélo lourdement chargé, le passager s’adressa en allemand et voulu me tirer d’affaire. « Ne bouge pas, dans dix minutes je reviens te chercher, toi et ton vélo, avec une plus grosse voiture ». J’étais trempé jusqu’aux os. Il me restait un fond d’eau chaude que je dégluti pour me convaincre d’avoir un peu moins froid. Géographiquement perdu comme un bleu du vélo, mais j’avais acquis la certitude absolue qu’il tiendrait parole. Ce qu’il fit.

C’était toujours la même histoire: eux faisaient des pieds et des mains jusqu’à risquer leur peau pour atteindre l’Europe et améliorer le sort de leur famille, tandis que nous autres, touristes du monde « développé », parcourions leur pays, à vélo, parfois même de nuit et sous une pluie battante! Les seuls vrais « aventuriers » (fallait-il en désigner?) c’était forcément eux, les migrants, de loin pas les cyclonautes!… Pas de ceux qui terminent leur journée en Mercedes-Benz… direction un hôtel. Que je devine, à la longueur du trajet, comme étant le seul et unique de toute la région.

Krassé

Le chauffeur s’arrêta net devant une vitrine dont la lumière semblait dégouliner, emportée par le déluge. Je pressentais qu’un autre chapitre de mon voyage allait commencer au seuil de ce café. Le maître des lieux, un véritable colosse, s’empara vigoureusement d’une partie de mes sacoches. J’eus juste le temps d’empoigner le reste et nous traversâmes au pas de charge son bistrot. Je grimpai une volée de marches à sa suite. Il me désigna un dortoir qui ressemblait plus à un entrepôt, mais j’étais bien trop content de me trouver enfin au sec pour débattre de la notion de confort. Une douche chaude acheva de me signifier ce que mouillé veut dire. Et affamé. Le patron régnait en maître averti sur son lieu et sa clientèle. Il veillait au grain pour que le raki coule à flot. Cette prodigieuse boisson remplissait la même fonction que la vodka en Russie: tour à tour médicament, médecin, lien social, libérateur d’émotions. Il maniait son pchitt-pschitt rempli de raki pour… nettoyer ses tables. Sa femme, que je ne croiserai qu’une seule fois par inadvertance avait travaillé dur: je me retrouvai bientôt attablé devant une portion géante de viande, de frites, de salade et de pain…

Je me trouvai à Krassé (littéralement « crasse » en français), une ville de mineurs qui en abritait 20’000 à la glorieuse époque du camarade Hoxha. Le lendemain matin, je me réveillai, encore un peu sonné par l’effort. Le ciel bouché n’annonçait rien de beau. Comme pour échapper au marasme ambiant et à mon « moralomètre » affecté, je traversai à grandes enjambées sous la pluie battante cette ville trouée, désormais peuplée de 1000 habitants. Les fenêtres des barres d’immeubles soviétiques m’accusaient presque de les photographier. Les bâtisses menaçaient de s’effondrer. Même l’hôtel était né dans son seul recoin habitable. La tristesse inondait Krassé, sans même qu’il ne faille de mot pour la décrire. Je tenais mordicus à saisir à l’aide de mon téléphone portable cette débâcle figée dans son jus, quelques trois décennies après l’ouverture de l’Albanie au reste du monde. J’épargnai ainsi mon véritable appareil photo, mais tuai téléphone portable.

L’arrière de l’hôtel-café

Le patron se remua pour tenter de sauver mon téléphone moribond – une mini-catastrophe face aux conditions de vie qu’enduraient les habitants du lieu. Il ouvrit mon appareil inondé, en extrait la batterie et plongea le tout immédiatement dans un récipient où il avait préalablement versé un bon kilo de riz. Il tenta également de gratter au couteau tous les contacts apparents. Mon ordinateur portable qui me servait de livre de bord tomba lui aussi en panne. Au mitan de mon court voyage, ma quincaillerie électronique était décidément malvenue, mais avait ceci de bon de me replonger dans la lecture de Le Général de l’armée morte de Ismael Kadaré. Aucun habitué du café ne l’avait lu, mais tout le monde connaissait le plus fameux écrivain national couvert de prix littéraires, auquel il ne manquât que le Nobel pour parachever l’oeuvre. Kadaré avait réussi à survivre en tant qu’écrivain tout en critiquant avec subtilité et talent le régime de terreur d’Enver Hoxha avant de se réfugier dès qu’il le pu, en 1991, en France. Tout en saluant ma lecture, je ne saurai jamais ce que le patron en pensa réellement. Chacun savait qui avait été l’autre durant la dictature, mais personne n’osa m’en parler ouvertement.

Bien qu’il m’avait imposé le paiement de la chambre au prix fort, peu à peu s’installa entre nous une ambiance bon enfant. Le patron m’appela bien vite « le professeur », Flaubert ou Jules Vernes, je lui fis écouter du George Brassens pour cesser sa sirupeuse playlist qui tournait en rond, à l’image de cette ville figée à une autre époque, à l’écart du monde. Il ne cessait de pianoter sur la télécommande de son écran plasma où s’affichait souvent un match de football. Comme souvent en voyage, je ressentis les vertus du temps long: une lente absorption des lieux et des êtres en ce qu’ils sont profondément. J’avais capturé la nature de ce « chef  » qui savait s’attabler rapidement aux tablées, soignait ses clients comme des amis, version café ou raki. La grande écrivaine-voyageuse Dervla Murphy (1931-2022, lire son portrait en pp. 166-173 in A tire-d’Elles, Femmes, vélo et liberté, Slatkine, 2016) me l’avait dit: « Pour écrire, il faut continuer à voyager avec peu de moyens et se rendre là où personne ne va ».