Voyager, est-ce vraiment la liberté?

Publié le 22/03/2020

« Larguer les amarres », c’était encore possible avant la pandémie du Coronavirus:

D’origine maritime, l ‘expression « larguer les amarres » suppose que l’on quitte la terre ferme, que l’on se détache et qu’on prenne le large, comme le fit Ulysse. Elle sous-entend donc une certaine « prise de risque », de l’audace ou de l’insouciance, même si paradoxalement il n’a jamais été si facile et si bon marché de voyager… dans notre société où la peur de l’inconnu et le flux perpétuel des êtres et des marchandises (autre paradoxe) constituent ensemble un « marché » en pleine croissance. Il est pourtant bien vu de tout quitter, parfois même envié. Dans le monde riche, voyager est perçu comme un privilège à échapper à une certaine routine en même temps qu’une injonction moderne à parfaire son éducation pour la faire valoir sur son CV, comme il le fut pour les jeunes aristocrates européens dès le Moyen-Age avec le la peregrinatio academica, et repris plus tard avec le Grand Tour. Aujourd’hui, le monde riche voyage pour le plaisir, le monde pauvre pour survivre. Selon l’étymologie même du mot aventure, le migrant serait la figure même de l’aventurier (celui qui laisse tout derrière lui et s’en va vers l’inconnu au péril de sa vie). Il est pourtant celui que l’on cache ou se meurt en Méditerranée, face à son extrême opposé, l’explorateur ou le guerrier médiatisé (celui qui aurait peur de rien, court contre la montre, maîtriserait tout, mais qui ne part jamais sans ses sponsors, son gps ou sa balise argot)…

Partir permettrait cependant de se défaire de ses habitudes, de se réinventer, de changer d’identité, au mieux de brûler ses ombres et d’en revenir plus cultivé, voir plus sage. Dans les années 1960, partir était considéré comme un acte rebelle et les destinations lointaines valorisées ; à l’inverse, aujourd’hui, prendre un avion se voit peu à peu moralement condamnable, l’exploration de la proximité et l’apparence de soi mis en avant, au risque nombriliste, d’un simple selfie, de littéralement boucher le paysage et claironner instantanément son omniprésence. Le voyageur n’échappe pas à sa nature ambivalente d’humain, ni au tiraillement entre la fuite et la quête, entre sa loyauté à son attachement à ses origines et l’appel du large. Quoique qu’il en soit, le plus lourd des bagages reste toujours soi-même. Alors voyager, est-ce vraiment la liberté ?

Claude Marthaler

Article paru en page 7 in Carnets d’Aventures no 59, avril 2020