Sur les chemins de la liberté, interview du yak pour le blog de Chemins

Publié le 14/05/2024

Claude Marthaler, sur les chemins de la liberté

Par Sophie, écrit pour Itinérances, le blog du voyage en quête de sens de Chemins. Lien direct à l’interview: https://www.chemins.voyage/article/claude-marthaler-sur-les-chemins-de-la-liberte

8/5/2024

Quand on aime les voyages à vélo, on s’intéresse forcément à Claude Marthaler. Écrivain et grand voyageur, il a tourné autour de la terre avec son vélo tout au long de sa vie. Ce cyclonaute humaniste partage généreusement avec nous ses réflexions intimes et les nombreuses vertus qu’offre une simple bicyclette !

Qui es-tu Claude ? D’où viens-tu ?

Claude : En quelques lignes, c’est plutôt embarrassant de te répondre. Pour en avoir le cœur net, il faudrait le demander à ma compagne, mes ex-compagnes et à mes proches amis, qui seraient mieux à même d’y répondre que moi-même, car nous ne sommes et devenons rien sans les autres. Ceci dit, en grattant un yak, on trouverait sans aucun doute un lion et le feu volcanique d’une irrésistible passion. 

Je suis né à Genève en 1960. L’âge adulte approchant, je n’ai jamais vraiment su quel métier exercer. Enfant, je rêvais d’être clown. A 20 ans, à la sortie d’un séjour dans des geôles suisses pour avoir refusé de servir sous les drapeaux, je tentai vainement un début d’études en géographie, puis me formai sans grande conviction au métier d’éducateur spécialisé que je n’exercerai que quelques années – tout cela ressemble aujourd’hui carrément à une autre vie. La « vraie », que je sentais inexorablement monter en moi comme sève, évoquait une échappée fleuve, hors du temps, dans un monde imaginaire et onirique. Ma petite reine dont la vitesse correspond parfaitement à ma lenteur intérieure, m’a dès l’enfance permis de me connaître peu à peu et de découvrir les environs de Genève autant que par la suite de grandir en libre penseur en explorant le vaste monde, avec depuis toujours un goût prononcé pour la lecture, puis graduellement pour la narration, par l’usage de la plume et de l’appareil photo analogique. Plus de seize ans d’errance vélocipédique – certains vous le diront, d’ailleurs à juste titre – qu’en vraie tête en l’air, je possède un sens inné de la désorientation… 

Car je suis un « cyclonaute », c’est-à-dire un navigateur terrestre à deux roues, distrait, inattendu et poétique héros célébrant la vie. Plus qu’ailleurs, c’est au haut-plateau tibétain que je dois d’avoir forgé en moi plénitude et sentiment océanique. Cyclonaute, celui qui va vers l’inconnu en s’extrayant de la pesanteur à défaut de l’apesanteur, cependant dans l’esprit proche de l’astronaute, un mot employé en Occident provenant du grec astron (étoile) et nautus (navigateur) ou du cosmonaute, son équivalent soviétique (navigateur du cosmos). Une géographie respiratoire, amoteur, intensifie nos émotions de tous ordres, restitue l’odeur de la Terre, replace le minuscule humain à sa véritable échelle face à la grandeur de la planète. En selle, je me sens aussitôt relié à mon être profond, comme jamais aux humains, à la Terre-mère et – qui sait ? – à nos lointaines racines nomades. 

N’ayant pas d’enfant, cette longue dérive géopoétique constitue aujourd’hui mon « chef d’œuvre » – au sens précis défini par les compagnons du Tour de France (pas les coureurs, mais les autres, les compagnons du Devoir). Voyager au long cours, à vélo, pourrait bien s’apparenter à une forme d’initiation. J’aurais ainsi réalisé tout à l’envers, dans le désordre, prenant très tôt ma « retraite » : lorsque mes amis-ies se lançaient dans une carrière, faisaient des enfants, les élevaient, je faisais escale entre deux voyages. La planète et ses habitants-tes m’ont travaillé au corps, à cœur et à cris, baratté en me rendant pourtant plus fragile. Mes roues et mon stylo ont depuis longtemps griffonné de joyeuses arabesques et digressions. J’ai chaussé mes deux cercles vertueux comme une paire de lunettes pour observer finement les circonvolutions terrestres et humaines, m’y incorporer avec sensualité, à tel point que je me demande parfois ce qu’aurait été ma vie sans bicyclette !

Est-ce la passion du vélo qui t’as incité à voyager ? 

Claude : A vrai dire, je n’en sais rien. Le vélo, les cimes et le voyage se sont vite noués dans ma vie comme brins d’une même corde. Ma ville natale m’a très tôt permis de voyager à deux roues en explorant à moindres frais ses confins et ses montagnes avoisinantes, attisant dès l’adolescence mon insatiable curiosité géographique et anthropologique. C’est ainsi que le vélo a été naturellement autant l’apprentissage de mon identité et de l’altérité que l’exercice croissant de ma liberté allié à une connaissance physique et humaine du monde. Comme une pierre que l’on lance dans l’eau, mon rayon d’exploration s’est étendu, du modeste parcours entre mon domicile jusqu’à la boulangerie du coin de la rue au plus grand tour par voie terrestre qu’en enfant puisse imaginer. Aujourd’hui encore, se mouvoir par ses propres forces, à pied ou à vélo, m’apparaît comme un pur miracle de l’existence. Car mine de rien, pédaler permet une mise à disposition au monde, nous révélant sa beauté tout comme sa laideur, sans l’enfreindre ni déranger. Le monde vu de la selle est un lieu privilégié, où rien ne semble nous échapper, là précisément où s’exerce la liberté d’être pleinement soi-même.

Quels sont les grands voyages qui ont balisé ton chemin ?                                                                                        

Claude : Le voyage à vélo a pris naissance dans ma lointaine jeunesse baignée de récits de voyage, de camping, par la progressive exploration de mon pays, des Alpes à l’Europe du Sud, jusqu’au Maroc et Istanbul où pointaient déjà d’autres continents. C’est à 28 ans que je réalise mon premier voyage à vélo sans itinéraire ni durée impartis : un aller-retour de trois ans jusqu’en Inde (1988-91) qui fut un ballon d’essai, suivi d’un imprévu et initiatique tour du monde de sept ans (1994-2001) puis d’un ultime périple en couple en Afrique et en Asie (2005-2008), avant de ne voyager à nouveau plus qu’à temps partiel… C’est ainsi qu’entre 28 et 48 ans, c’est-à-dire dans « la force de l’âge », j’ai passé 13 ans à rouler ma bosse à vélo. Oui, la passion est dévorante.

Projection à Lhassa en 2007 par Claude Marthaler, photo montrée : sur la route du Mont Kailash en 1995.

Quel plaisir te procure le voyage à vélo ?

Claude : Un plaisir simple, immédiat, instinctif, sensuel et apaisant, l’expérience de la liberté, la rencontre de l’insolite, l’illusion de l’invincibilité, un incandescent fragment d’éternité. L’expérience d’autres cultures, d’autres climats, d’autres reliefs. Au mieux, une érosion de ma grande ignorance. En tous les cas, une pleine jouissance du mouvement, des embruns et du mystère qu’est la vie. 

Comment est-ce devenu un mode de vie et même ta profession ? Pourquoi est-il si important pour toi de partager ton expérience et d’écrire ?

Claude : Peu à peu, en selle vers le lointain, voyant ma joie de vivre comblée, je m’imaginais de moins en moins capable de faire autre chose. J’ai fait en parallèle mes premières armes comme pigiste pour des quotidiens suisses et des magazines spécialisés, ce fut mon gagne-pain le temps des voyages. Cette régularité attisa ma curiosité et affina mon attention. Écrire exige de la connaissance et de l’acuité car livrer un témoignage est aussi une forme de responsabilité. Cette pratique précisa ma façon de raconter des histoires – ce qui me procure, aujourd’hui encore, toujours le même plaisir. La narration est un travail de mémoire et une façon de voyager une deuxième fois, un art de s’échapper en construisant une autre réalité ; une forme de partage, peut-être pour redonner un peu plus loin, à sa manière et à d’autres, quelques fragments de ce que l’on a reçu en chemin. En ce sens, je m’inscris volontiers en modeste maillon d’une longue chaîne de transmission et d’inspirations qui a débuté avec les pionniers du voyage à vélo à la fin du 19ème siècle, dont Thomas Stevens qui réalisa le premier tour du monde à deux roues (en grand bi !) en 1884-86 ! Je songe bien sûr également (et plus près de chez nous) à Vélocio qui ne cessa d’explorer le sud-est de l’hexagone en pédalant tout en développant la technique du vélo et ses pratiques. Avec le réalisateur Olivier Meissel nous allons d’ailleurs sortir cette année encore un court-métrage qui lui rend hommage. (ndla: une campagne de financement participatif est en cours depuis le 1er mai et prendra fin le 10 juin). J’ai toujours eu un grand faible pour les pionniers qui, lorsqu’après avoir trouvé une issue, les ont maintenues ouvertes pour tous.

Entre le temps du voyage et le temps à l’arrêt, peut-on, d’après toi, trouver un point d’équilibre ?

Claude : La vie est un déséquilibre constant. Le point d’équilibre, s’il devait en exister un, serait contraire au bouillonnant magma de l’existence. Pour l’être humain, il se situerait peut-être simplement dans le contentement et l’équanimité jamais complètement acquise, en l’acceptation de sa propre vulnérabilité, de ses limites et de son inéluctable disparition, dans l’expérience de l’amitié et de l’amour, aussi vitaux que l’air que l’on respire. Nomade ou sédentaire, le plus lourd bagage demeure soi-même et le perpetum mobile constituerait un jour ou l’autre un sujet d’impasse – c’est en voyageur que je le dis. Quoiqu’il en soit, qu’il génère un déplacement physique ou suggère un mouvement métaphorique, le vélo, encore et toujours, représente pour moi un phare dans la nuit, un sanctuaire. 

Qu’est-ce qu’il te reste de plus fort de tous ces voyages à vélo à travers le monde ?                                    

Claude : Un sentiment de gratitude à mes parents, à toutes les personnes côtoyées et à la vie, un attachement profond à la fois à l’unité humaine et à la richesse de notre diversité culturelle, une vision positive des humains, le regard panoramique de l’oiseau, un sens aiguisé de la géopolitique, un attachement certain à l’amitié, un brin de légèreté. De la légèreté alliée à la profondeur qui permet aussi d’arrondir ses angles. Lorsqu’on se jette à corps perdu sans savoir véritablement où l’on va, on touche à quelque chose d’indéfinissable, d’insaisissable et miraculeux qui peut éclore à tout instant, un état d’esprit presque imprenable, mais qu’on ne pourra retenir. Les voyages m’ont révélé tout comme le vent nous permet de tenir debout. Je m’y suis réalisé à fond au plus près de mon âme, parfois jusqu’à l’épuisement ou l’extase, une plénitude que je n’ai autrement su atteindre qu’en montagne. Prendre son temps semble bien en être l’une des clés. 

Quand tu n’es pas sur ton vélo, tu es dans le Lubéron. Peux-tu nous en dire plus sur ton projet de vie à la Bastide de la Source ?   

Claude : Avec le voyage et Genève, le Luberon forme depuis quatre ans mon troisième pôle. La Bastide de la Source est la résultante d’une quête d’un lieu acceptable, à la confluence d’un amour avec ma compagne et d’une utopie sédentaire où, d’une certaine manière, sillonné jusque-là, le monde, comme un ressac, refluerait désormais à nous. Ce projet de lieu culturel et d’accueil au travers duquel nous nous frottons parfois aussi à une réalité crue, correspond à une autre étape de ma vie. Une mutation du macrocosme du vaste monde au microcosme d’un grand foyer et d’un jardin partagés avec ma compagne. Qui plus est, mis à part durant mes voyages, je suis un enfant de la ville à l’esprit vagabond, armé de deux mains gauches, qui pour avoir parcouru la terre, ne l’a pas pour autant touillée et ignore ainsi comment planter quoi que ce soit ! Après avoir déployé mes ailes, voilà que je tente de m’enraciner. « Il faut cultiver notre jardin » disait Voltaire… Par chance, La Bastide de la Source se trouve à équidistance entre Pernes-les-Fontaines, lieu de naissance de Vélocio, l’apôtre du cyclotourisme et le sommet du géant de Provence, le Ventoux, la montagne mythique des cyclistes. C’est déjà un bon début !

Est-ce que tu descends parfois de Genève jusqu’au Luberon à vélo ? Quels sont les endroits qui te plaisent sur ton chemin ?

Claude : Quelques fois oui, mais n’ayant ni l’un ni l’autre de voiture depuis une bonne décennie, je me déplace principalement en train (emportant quelques fois un vélo ou pédalant une étape). J’ai toutefois emprunté plusieurs fois la Via Rhôna (de loin pas autant de fois que Vélocio !), mais je dois concéder que le plat et le droit me procurent vite de l’ennui. J’ai également roulé de Genève au Luberon via le Vercors et la Drôme, un itinéraire de petites routes bien savoureuses, pentues et plus silencieuses.

Martina Friemel & Claude Marthaler, dans le maison, la Bastide de la Source, dans le Luberon

Qu’est-ce qui te questionne le plus fortement aujourd’hui ?

Claude : Comme pour beaucoup, et je n’ajouterai rien d’original à ce sujet, rien de bien nouveau sous le soleil depuis que Prométhée a dérobé le feu sacré de l’Olympe et la remis aux hommes : avant tout le fait que nous autres humains continuions à souiller la Terre, poursuivions inlassablement la guerre. Pour ne prendre qu’un seul exemple : le génocide des Palestiniens-ennes par l’armée israélienne qui se déroule en toute impunité sous nos yeux chaque jour depuis plus de six mois… Sur un autre plan, la digitalisation du monde à marche forcée rogne notre liberté et trouble nos relations humaines, elle soumet notre attention et affecte tous les domaines de la vie jusqu’au plus intime, même si, jusqu’à un certain point, son usage nous incombe aussi. Le très médiocre, cynique et opportuniste corrompu monde de la politique n’est pas du tout à la hauteur des enjeux et regarde ailleurs (comme il l’a toujours fait). Plus personnellement, même si je m’intéresse bien sûr au cours du monde, je me sens fort démuni et dépassé par de tels enjeux et je préserve ma passion pour le voyage à vélo qui, elle, reste intacte. Quoiqu’il arrive, je sais que je suis et serai toujours en quête, d’autant que les questions m’ont toujours plus intéressées que les réponses. Cette douce folie ne suffit-elle pas à remplir la brève vie d’un homme ? 

Comment expliques-tu que l’on se laisse ainsi dévorer par la vitesse et le « tout tout de suite » plutôt que de donner la primeur à une certaine lenteur, à un art de vivre qui nous permettrait d’être plus en harmonie avec ce qui nous entoure et donc peut-être plus heureux ?                                      

Claude : Vaste question autant culturelle, idéologique qu’individuelle ! Mais comment diable y répondre en quelques phrases ? Dictée par l’appât du gain et une invraisemblable supposée « régulation du marché », nos économies en flux tendu imposent la cadence au prix de notre santé tant physique que mentale, alors que toute réflexion exige du temps. Par ailleurs, le confort nous a ramolli et la peur de la mort n’a pas fini de hanter notre société occidentale. Face à ce constat très résumé, le voyage à bicyclette et l’écriture, qui demandent un plein engagement, m’ont permis de m’en échapper quelque peu. Et même, surmontant bien des obstacles, finalement de vivre modestement de ma passion. Il va sans dire qu’en toute chose, rien ne va « de soi », l’effort régulier est l’un des garants du savoir-faire, mais aussi du savoir-être et du savoir vivre. Quant à une tentative de définition du bonheur, par définition périlleuse, de tous temps les humains s’y sont frottés. Il serait composé de petits riens. Comment définir le bonheur ? Être complètement absorbé dans une respiration ? Suspendu dans une pensée, un écrit ou un voyage ? Pleinement immergé dans une activité ? Animé par une conversation ? Engagé dans un soutien à autrui ? Partageant un amour ou une amitié ?… jusqu’à en oublier la notion de temps ? Prononcer alors le mot de bonheur serait-il le faire aussitôt disparaître comme en soufflant sur une bougie allumée ?