La Bastide de la Source #2: Parti sans laisser d adresse
Publié le 28/11/2020
C´était une belle soirée d´automne lorsque les rayons du soleil incendiaient les vignobles devenus dans la région, tout comme la lavande, une monoculture qui porte en elle une fragilité annoncée. Nous revenions à vélo vers la Bastide de la Source par la voie verte de Calavon. Cette ancienne voie de chemin de fer, désormais asphaltée et réservée aux seuls cyclistes et aux marcheurs, est signalisée d´un « interdit aux chevaux », rappelant que la naissance de la bicyclette – premier mode de déplacement mécanique individuel- marqua la fin du règne des cavaliers.
Sous l´un de ses ponts de pierres construits pour durer, ma compagne Martina aperçu un cycliste qui visiblement venait de se tremper dans l´eau fraîche. Bref échange verbal, chacun naviguant dans ses pensées. Un peu plus tard, le gaillard vint pédaler à notre hauteur. Cheveux longs, bavard et le verbe tranché, il roulait depuis le Tarn, parcourant jusque-là la France en woolfing, à pied, depuis trois ans. Cheminer inspire souvent la conversation: « A vingt ans, j´ai réalisé que je devais prendre soin de moi, me nourrir sainement et quitter mon milieu familial et plus tard, prendre la route ». La route pour domicile, thème humain profondément ancestral s´il en est.
Je l´invitai à passer la nuit chez nous. Bien que de nationalité française, il me confia ne pas posséder de passeport, « une carte d´identité cependant ». Il n´était tout de même pas un harraga, un migrant clandestin qui traverse la Méditerranée au péril de sa vie, littéralement « celui qui brûle tout ». Il m´avoua recevoir chaque mois ses 500 euros mensuel de RSA (Revenu de solidarité Active) et qu´il lui arrivait de chaparder dans les grandes surfaces – « ces grands voleurs ! »…
« La maison est grande, viens donc à l´intérieur! – Je camperai. Dormir au grand air me fortifie. Tu es notre huitième cycliste à venir planter ta tente dans notre jardin. Soit le bienvenu! »
Autour d´un repas partagé avec une famille de passage pour quelques nuits, notre cycliste d’un soir tenait des propos bien arrêtés sur le cours du monde, sans l’avoir à proprement parler parcouru lui-même. Un mélange de jeunesse, de conviction, de fuite de son milieu et de quête de quelque chose de plus franc, d’entier, de plus intense, de plus bouillonnant. Ses mots tenaient de la révolte autant que de l’aspiration et rendirent l’arrivée de l’automne et ses jours soudainement rétrécis un peu moins tristes, comme ces oliviers noueux qui ne perdent jamais de feuilles, pas même en hiver.
Le lendemain à notre copieux petit-déjeuner, lui qui s’efforçait de ne manger que des crudités, se contenta de deux dattes: « Je n’ai pas besoin de manger beaucoup, c’est ainsi que je conserve un maximum d’énergie ». J’en fus un peu soufflé, mais retins tout jugement, moi qui , durant mes voyages au long cours, appliqua systématiquement « la technique du chameau »: remplir sa bosse quand il y a à manger, un maximum, pour pallier aux périodes de manque. Il est vrai que la France et sa variété gastronomique n’a certainement rien à voir avec le Tibet, mais je m’inclinai tout de même devant tant d’austérité qu’il appliquait à lui-même. Il revendiquait son monde de vie à la marge avec ferveur, ayant par ailleurs après trois ans d’errance ressenti que son éloignement géographique à sa famille ne l’en avait jamais tant rapproché. Il vivait cependant, tout comme nous, au XXIème siècle, c’est-à-dire avec un téléphone portable – une concession de taille à cette société qu’il pourfendait, affirmant haut et fort vouloir s’en détacher au quotidien et renouer avec l’homme premier, tel un chasseur-cueilleur.
Son passage éclair à la Bastide de la Source fut d’une nature si revigorante qu’elle réveilla quelque peu dans mes tripes mon instinct nomade, moi qui tente de transformer un essai ce passage d’une vie en mouvement vers un soin méticuleux de sédentaire à porter désormais à « notre » bâtisse, vielle de plus de trois siècles…. Merci d’être passé nous voir, cher voyageur, et bonne route vers l’Italie, car tel était ton souhait. Si un jour ton chemin passait à nouveau par ici, nous serions heureux de t’accueillir !