L’Eurasie à vélo #9: Les revigorants relais de camionneurs

Publié le 20/03/2022

Des paysannes ukrainiennes vendent du café à l’entrée. Plus loin, au bord de la route, deux jeunes filles, maquillées à outrance et portant des vêtements d’infirmières, vendent sur un grill des « chachliks » (brochettes) à 2 dollars. La situation paraîtrait surréaliste ailleurs, mais je me trouve précisément en Ukraine.

J’aime la route, ce patchwork de bitume malmené et d’humanité: ouvriers qui versent ici ou là un peu de gravier, qui repeignent au pinceau les bordures en ruine, « privat shops » (cabanes de fortune montées à la hâte) où se vendent des alcools forts ou des limonades cinq fois plus chères qu’un kilo de pain, bus déglingué affrété en bar; tapis accrochés sur des barrières d’usine. A travers tout le pays, rien ne paye de mine, mais je décroche parfois la lune dans les relais de camionneurs, lieu de transit o`se dit en quelques instants l’essentiel. Repaire de nomades qui redonnent de l’énergie en vous calant l’estomac pour une bonne tranche de route.

Amende salée

Rugueuse, elle s’élargit parfois comme une piste d’atterrissage, personne ne sait pourquoi; elle rappelle alors cette sensation d’inachevé, de décadence, de non man’s land qui parcourt tout le pays. Je roule pupilles tendues vers l’horizon qui s’échappe au fur et à mesure que les roues tournent. A l’une des tours de contrôle de la milice routière, je rencontre Beno et Klaus, deux motards allemands qui viennent de s’affranchir d’une amende de 300’000 coupons pour avoir refusé de s’arrêter (= 10 chf./salaire moyen ukrainien =3,5 chf). Demain, ils atteindront la Crimée, dans 6 mois, le Japon! J’ai presque fini par oublier cette mesure du temps et de l’espace, car j’alimente sur mon cheval de vent chaque pouce de terrain, de mes mollets, de ma tête et de mon coeur.

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, été 1994