L’Eurasie à vélo #8: Dans les rafales du vent d’Ukraine
Publié le 19/03/2022
Le long des canaux, on ramasse la dent-de-lion en mâchouillant des graines de tournesol. On pousse des bicyclettes voilées, surchargées de branchages. On retourne les champs à la bêche, en famille, ou on harnache un socle de charrue à deux chevaux. Quelques modèles antiques de tracteurs à chenilles creusent de nouveaux sillons. Les paysans s’arrêtent parfois de travailler pour me voir passer: il n’y a pas de touristes par ici. Je creuse, à ma façon, un sillage sur le visage de la terre. Souvent, le vent me fait voltiger, m’éjecte sur le bas-côté. Entre deux rafales, je tombe presque dans l’autre sens! Proie facile des camions qui m’arrosent de gerbes dangereuses et qui provoquent des courants d’air déroutants.
Un bitume abrasif et perforé traverse le massif des Carpates. Des nids-de-poule qui vous tordent un essieu. Les camions slaloment à faible allure à droite, à gauche, utilisant toute la largeur de la route pour éviter les trous, profonds comme des cratères. Il y ont laissé leurs pattes, par milliers, repoussant les trop-plein d’asphalte sur les côtés, là où je guidonne. La route, image parfaite de la vie ukrainienne, faite de trous que l’on rafistole avec les moyens de bord. Je me ravitaille tant bien que mal aux magasins d’alimentation de l’Etat: étagères vides, bocaux de confiture ou viande empoussiérés, gros blocs de beurre, pain.
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, été 1994