L’Eurasie à vélo #73: Un vélo à Tokyo
Publié le 24/05/2022
Une mégalopole japonaise vous prend à la gorge. L’argent, lui, commence à manquer: est-ce la fin du voyage?
Tokyo vous engouffre. Sans que vous n’y preniez garde, elle vous possède d’un seul coup. Mes roues tournaient à une vitesse folle: cette ville était un formidable accélérateur de particules, capable de vous centrifuger dans ses avenues… Un monde foudroyant, qui vous prenait de vitesse, vous prenait à la gorge. Un monde sans fleurs, sans arbres. Ou les murs semblaient plaqués si étroitement les uns aux autres qu’ils confisquaient tout horizon. Tokyo avait inféodé toutes les villes alentour: Chiba, Kawazaki, Yokohama et aimantait le Japon entier. Son formidable imbroglio de bretelles autoroutières, de rames de métros, de trains, de monorails, se superposaient comme des câbles électriques fuselés dans une même gaine pressée. Etrangement, l’homme semblait ici plus qu’ailleurs échapper à la nature, mais en même temps il s’était inventé tous les moyens de transport inimaginables pour se rapprocher de sa nature nomade.
Fin ou début?
Tokyo: début de la fin ou fin du début? Pendant près de trois ans, j’avais fait les quatre cents coups de pédales, serrés les poings dans mes poches, pointé mon guidon vers l’Est. Et puis, tout à coup, j’y étais. Simplement. Je restai bien seul face à moi-même, assis sur les marches de la poste restante, en plein centre de Tokyo. Parvenu au but, j’étais aussitôt assailli de doutes, perdu dans un bout du monde sans trop savoir ce que j’étais bien venu faire là, dans ce gigantesque coeur de verre, de métal et de bitume. Je regardais les passants qui battaient le pavé d’un claquement rythmé. Je me sentais retiré de ce monde. La vie était ailleurs. La terre bien assez vaste pour prolonger mes rêves et me propulser sur un autre continent. Seulement voilà, les sous commençaient à manquer. Au lieu de pédales, il me fallait à présent tourner et retourner les braquets de mon imagination. Changer de vitesse, me faire un coin chaud dans l’hiver qui s’installait.
L’Asie jamais ne vous lâche
J’avais toujours cru au Père Noël. Quarante mille kilomètres de route, ça vous bouleverse la plus solide des certitudes: plus rien ne vous arrête croit-on alors. Et, aussi sûr que la terre tourne, bien avant que mes roues ne touchent le Grand-Nord américain, mon esprit, empli de nostalgie asiatique, avait déjà atteint l’autre rive du Pacifique. Mais l’Asie jamais ne vous lâche. Voyager c’est aussi apprendre à se souvenir autant qu’à oublier, sans jamais parvenir à dissocier le passé du rêve. Se délester en chemin d’amitiés et d’histoires d’amour qui vous ont pourtant réellement traversé et nourri et qui, par un dernier coup d’oeil jeté dans le rétroviseur, semblent ne jamais avoir existées.
C. M.
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L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 10-11 janvier 1998