L’Eurasie à vélo #71: La nuit, les Japonais fuient dans un monde illuminé

Publié le 22/05/2022

Les employés vont oublier leurs soucis dans les « love hotels » ou les salons de jeux aux lumières criardes. Impossible toutefois d’effacer le souvenir de Nagasaki.

Il faut voir le Japon la nuit. Il se pare alors de tous les artifices pour attirer les consommateur: des gyrophares, des tasses géantes qui fument, des chiens et des tigres illuminés. Les stations-services agencées en « guest rooms » sont remplies d’employés en uniforme qui courent dans tous les sens. Ils accompagnent les automobilistes, baissent la tête en signe de déférence et crient à l’unisson: « Bonne route! »

Plus loin, des « love hotels » (ラブホテル, rabu hoteru, littéralement en français « hôtel d’amour ») au nom suggestif « for sweet lovers only« , « dress-up », etc. qui proposent à des tarifs imbattables la location de chambres à l’heure. Des « pachinko parlours » , des halles gigantesques de « slot machines » (souvent tenues par la mafia) rivalisent d’animation kitch au-devant de parkings bourrés, dès la sortie des bureaux. L’affichage coloré et clignotant voudrait faire croire que la nuit n’existe pas. La moindre parcelle est définie, occupée. illuminée, asphaltée – conquise. Quant à moi, je me sens parfois comme une boule de pachinko, jeté dans le trafic impétueux. Je parcours ces mondes artificiels illimités pour me donner l’illusion d’être moins seul, mais aussi pour me réchauffer dans des librairies mastodontes avant de chercher désespérément deux mètres carrés pour planter ma tente.

Musée de la bombe

C’est dimanche, et il y a foule au Musée de la bombe atomique de Nagasaki. Une rampe descend en cercle et mène comme une spirale infernale dans un monde de témoignages lugubres avec ce bruit obsédant, le tic-tac d’une horloge. Elles sont arrêtées à l’heure fatidique, 11h02, ce 9 août 1945. Des images insoutenables de no man’s land, d’anéantissement, de néant, une chaleur de 4000 degrés dans un rayon de 1 km, d’ombres projetées sur des bâtiments soufflés, un cimetière de pierres. De multiples écrans de télévision tentent de restituer l’atrocité de ces corps calcinés, de ces humains mutilés, et donnent la parole aux survivants. De bouleversants témoignages. Cinquante et un an après l’explosion, on meurt ici souvent de leucémie. Pour celui qui ne sait pas, Nagasaki a tout d’une ville prospère avec son port de pêche, mais pour les habitants la mémoire s’entretient. Une immense statue a été élevée à l’emplacement précis de l’épicentre de la bombe dans un « parc de la paix » serti de sculptures par de nombreux pays. Je ressors de ce musée comme d’un cauchemar: doublement heureux d’être en vie et de pouvoir parcourir le monde.

C. M.

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L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 8 janvier 1998