L’Eurasie à vélo #70: Au Pays du Soleil levant, politesse et méticulosité sont érigées en vertus

Publié le 21/05/2022

Arrivé en douceur au Japon. Les mains gantées de blanc, un policier ouvre avec délicatesse les sacoches du vélo

Mon vélo débarqua à la douane japonaise dans un sale état: sacoches déchirées, couvertes de boue et de poussière, braquets élimés, selle déformée. Un amalgame d’images sur ce pays inondait mon esprit. Les photos si pures des monastères japonais prises par Werner Bishof, puis plus tard, Tokyo-ga, un film de Wim Wenders qui superpose les images traditionnelles du Japon au modernisme outrancier. Et bien sûr, cliché tout genevois, les touristes qui admirent, en rangs serrés derrière un fanion et un haut-parleur, le jet d’eau et l’horloge fleurie. Les appareils photos se déclenchaient toujours en choeur. Une rencontre avec des Japonais commence ou finit toujours par une photo: ils sont vraiment les pères du souvenir éternel. Qu’allait donc me réserver l’hiver au Japon?

Dès le premier jour, j’entrai dans un monde où l’on a un profond soin du détail, un sens graphique de la beauté, une perfection dans la signalétique. Le douanier opère une fouille sommaire. Il ouvre les soufflets des sacoches de ses mains gantées de blanc avec délicatesse, peut-être par habitude ou par peur de m’offusquer.

La politesse poussée à l’extrême habite les Japonais. Il me demande: « Avez-vous de la drogue? » en mimant un jet de seringue dans la veine de son avant-bras. « Parlez lentement », ajoute-t-il avec gentillesse.

Peur de perdre la face

Sur une des grandes avenues, m’arrêtant devant les feux rouges, je me penchai vers la fenêtre d’un taxi. Malgré un vague guidon qu’il devait apercevoir, le chauffeur déclencha aussitôt une manette qui ouvrit la porte arrière et manqua de peu de me renverser. Avec timidité, il m’indiqua la direction à suivre. La peur de ne pas « être à la hauteur », cette peur de « perdre la face » venue de Chine , le rendit plus nerveux qu’il n’en fallait. Moi-même, j’avais l’impression d’agir comme une éléphant dans une magasin de porcelaine. Ce pays devait être découvert en silence. Il fallait d’abord s’y déchausser, recevoir ses odeurs et sa lumière au travers des portes coulissantes en papier huilé.

Au premier supermarché, je me perdis, médusé dans les étalages soignés, refusant de croire aux prix du pays le plus cher de la planète. Le bazar faisait partie d’un autre âge dans ce pays étiqueté des pieds à la tête. Je buttai presque contre deux sumos, ceinturés de kimonos, qui faisaient claquer leurs socques de bois sur le sol brillant. Il barraient de leurs masses énormes (entre 150 et 250 kg chacun) le passage entre les rayons. Et portaient des sacs de plastique bourrés de victuailles entre chacun de leurs doigts pommelés: leur « petit-déjeuner »…

C. M.

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Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 7 janvier 1998