L’Eurasie à vélo #62: « Vous êtes monté à 6400 m sans permis. Payez maintenant!
Publié le 13/05/2022
Deux jours à crapahuter pour atteindre l’Advanced Base Camp (« ABC », 6400 m), véritable point de départ pour l’ascension. On aurait dit une colonne vertébrale de dinosaure. L’énorme glacier de Rongbuk bifurque à droite vers le Nupsé et le Pumori, un dôme élancé. La face nord de l’Everest est balafrée de couloirs de glace, de verticales noires vertigineuses.
Au-dessus du camp de base, construit sur une moraine qui barre la vue à l’Everest, l’incontournable drapeau de la République populaire de Chine s’intercale comme un tâche de sang frais dans l’azur. Les maîtres de ces lieux, la China Mountaineering Association, se comportent en grands seigneurs. Ils dominent de leur forteresse les expéditions qui payent chacune 4000 dollars pour planter leurs tentes dans ce cul-de-sac magistral. Les montagnes, sacrées pour les Tibétains, défi pour le grimpeurs, rapportent gros aux officiels chinois. Ils ne donnent en échange qu’un permis mais aucun moyen de rapatriement en cas d’urgence.
Ils m’arrêtent. Un jeune Chinois, imbu de pouvoir, me tend un extrait de lois. « Entre 5000 et 50’000 yuans » (environ 500 à 5000 dollars), me fait un autre avec arrogance en empoignant mon vélo devant mon refus obstiné. « Vous êtes monté à 6400 m sans permis, alors maintenant, payez! » L’Everest perd d’un coup son éclat.
Les 100 dollars que je jettent sur la table disparaissent aussi vite dans la doudoune d’un de ces nouveaux riches à la tête de requin. L’affaire est conclue: je suis enfin libre, mais à quel prix! Pour sauver la face de son empire en déclin, la Chine a généré une multitude de potentats locaux, dont l’arbitraire et l’ignorance des uns et des autres garantissent le pouvoir aux pontifes de Pékin.
Dongé-La (4860 m) et Sugé-La (5350 m), deux cols pour traverser de hautes vallées, étonnamment vertes et amples où paissent d’immenses troupeaux de yacks et de chèvres autour d’habitations tapies au sol. De hauts murs de pierres cernent des hectares de maigres pâturages à 4500 mètres, irrigués par des ruisseaux détournés.
Femmes et enfants qui gardent les bêtes dans ces enceintes construites à la sueur de quelques générations, fuient à mon approche. Légèrement à l’écart de la piste principale Shigatzé-Lhassa, le monde extérieur n’a plus droit à l’existence.
Une houle de nuages laboure la chaîne du Nyaden Thangen (7117 m). Des fumées surgissent de terre. Des tours vétustes d’une centrale géothermique annoncent la jonction avec la Quinghai-Tibet highway, asphaltée jusqu’à Lhassa.
La Chine, gigantesque et marchande, continue d’étouffer un Tibet dont les frontières naturelles l’isolent pour l’oublier, mais plus assez pour le protéger. Territoire occupé, le Tibet paye chèrement le prix de son long isolement. Et la force d’une croyance, qui a créé une civilisation, ne résiste pas au bruit de bottes du colon chinois.
Claude Marthaler
Prochain article: comment les Chinois inaugurent un monastère au Tibet.
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 23 janvier 1997