L’Eurasie à vélo #61: Au camp de base de l’Everest, une vraie tour de Babel s’est créée
Publié le 12/05/2022
A 10’000 lieues de leur pays d’origine et à plus de 5000 mètres d’altitude, les alpinistes ont apporté avant tout leur culture.
Franchi le Lamna-La (5150 m), un col évasé, puis plongé sur une descente chaotique mais roulable, qui mène à l’ample vallée pierreuse de Rongbuk. A l’est, des grottes d’ermites taillées à même la falaise. L’immobilisme (de la pierre ou de l’ermite) représente la seule attitude adaptée pour résister à l’ingratitude de cette démesure. Jambes tremblotantes, le corps fourbu, à 3-4 km/h, je m’enfile dans une vallée soudainement rétrécie, qui témoigne d’un changement d’altitude à l’approche de la source. La piste vire.
La face nord de l’Everest surgit, souveraine et incendiée de lumière, entre deux flancs de montagnes pelées. La cime culminante de l’écorce terrestre est fascinante. Au monastère de Rongbuk, l’un des plus hauts du monde (5019 m), la vue est totale sur le Chomolungma « la déesse des neiges immaculées », « la déesse-mère des montagnes » comme l’appellent les Tibétains. Ils ont inventé les moines-guerriers. Aujourd’hui, Taschi Tsering inaugure l’ère des moines-cyclistes: il récolte les bouses de yacks, la hotte sur le dos, juché sur un mountain-bike abandonné par un Anglais.
Métamorphose
Des dizaines de tentes se déploient au camp de base de l’Everest (5154 m). Cette ville-champignon, métissage de high-tech, d’esprit sportif et de conquête, draine cette année un caravane de deux cents alpinistes, répartis en quatorze expéditions. Ce lieu singulier greffé dans la pierraille offre une tour de Babel, un tour du monde au voyageur pressé. L’équipe indienne emmène la route des épices et offre son inimitable masala-çai au tout-venant. L’équipe russe s’est même monté une sauna. Elle arrose abondamment ses soirées de l’incontournable vodka, animées de guitares et de chansons qui résonnent de nostalgie tard dans la nuit, au-dessus du village mondial. Les Italiens, gastronomes nés, défendent bien leur table, avec leur fromage du cru, leur rouge et leur pasta.
Un point de bascule mystique
A 10’000 lieues de leur pays d’origine, les Norvégiens, les Hongrois, les Norvégiens, les Hongrois, les Allemands, etc., tous, sans exception, entraînent dans leur sillage leurs cordes, leurs piolets, mais surtout leur culture. Il y aussi les loups solitaires, obsédés par les ascensions, qui reviendront ici frotter leur peau et leurs fantasmes jusqu’à leur mort. Il y a les grimpeurs qui ont déjà répétés l’ascension plusieurs fois. Et tous les autres qui se donnent corps et âme, le but d’une vie, pour atteindre ce point de bascule mystique d’où personne ne revient, dit-on, tout à fait pareil.
Claude Marthaler
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L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 22 janvier 1997