L’Eurasie à vélo #60: Le partage du « chang »
Publié le 11/05/2022
Sur la route de l’Everest, les cols se succèdent. Les rencontres imprévues aussi. Parfois elles sont plaisantes, d’autres fois l’accueil est intéressé
Dix kilomètres de lacets mènent au premier col, le Lachung-La (5050 m). Un Tibétain, assis sur une charrette, se laisse tirer par son cheval fidèle. Alentour, une découpe impressionnante de canines verglacées et scintillantes – des cimes frisant les 8000 m – sortent de terre, Nous avançons à vitesse égale, le compteur indique un faible 5km/h. A chacun de mes regards, il sourit, faisant apparaître ses dents coulées dans de l’or. La montagne lui convient si bien qu’elle revigore peu à peu son visage encore bien bleu. Je peux ainsi mieux y lire notre élévation que sur un altimètre. Le col, vaste plateau dominé à l’ouest par e Shishapangma (8027 m) ouvre les sens à la beauté.
La descente, peu inclinée et bordée de deux congères prolonge cette plénitude acquise dans le blizzard, ce laisser-aller total des sens et des pédales. Le cavalier tibétain bifurque à l’ouest sur une sente dérisoire. Les sabots de son cheval frappent la terre froide , et bientôt leur bruit régulier disparaît comme il est apparu. Comme un songe…
Au deuxième col sans nom (4950 m), deux chauffeurs arrêtent leur véhicules pour refroidir le moteur. Il se réchauffent au chang (bière d’orge, prononcer « tchang ») et taillent au couteau du yack et de la chèvre séchés. Je tends mon bol et extrait mon canif, car pour rien au monde ils ne m’auraient laissé partir sans partager leur pitance. Le chang à 5000 mètres me fait irrésistiblement lâcher prise. La descente promet l’euphorie. Les cyclistes volants vont involontairement supplanter les lamas volants…
Des champions de basket
La laide enceinte de la caserne du Gutsuo, couverte de slogans en chinois est cadenassée. Je vois à travers ses hautes barres un terrain de basket-ball. Tous les abris de cantonniers possèdent leurs paniers de basket, à croire qu’un fantasme têtu a poursuivi Mao toute sa vie: faire des Chinois les champions du monde.
On vient m’ouvrir. Les soldats correspondent parfaitement à ce lieu destitué, exilé, sans relations avec le monde extérieur. L’un d’eux me pointe fièrement une phrase dans un livre de traduction saturé de propagande: « 1949, année de fondation de la République populaire de Chine. »
Le lendemain matin, encore dans son lit, le capitaine a repris ses esprits. Son sens de l’arithmétique a pris le dessus.: « 5 dollars pour la nuit. » Une jeep arrive comme par enchantement, le portail s’ouvre et je déguerpis pour un prix raisonnable, non sans avoir insulté copieusement de jeunes soldats qui n’ont pas quitté leur masque pâle et incrédule. Un Tibétain, occupé à faire les poubelles de la caserne, a suivi la scène. Un sourire irrépréhensible lui monte au visage.
C.M.
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L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 21 janvier 1997