L’Eurasie à vélo #6: Sueur et alcool fort
Publié le 17/03/2022
Un soir, je débarque dans un bar, affamé et assoiffé, comme seul peut l’être un voyageur. Avec 180 km dans les jambes, les Hongrois me font avaler de l’alcool entre 35 et 60 degrés. Trois frères, musiciens et tziganes, animent ce troquet où l’on hante et boit, cul sec, des petits verres d' »Unicom » (un alcool fort et amer, utilisé également comme médicament). Je vis la transe de l’errance, un cocktail fait de fatigue, de sueur, de mouvement et parfois d’alcool! Je parcours avec langueur les larges courbes du Danube. De nuit, les deux rives se confondent. Les barrières et les lampadaires qui marquaient il n’y a pas si longtemps la frontière avec la Slovaquie ne sont plus que des ombres mortes.
Budapest marque une première fracture avec l’Europe riche; si les magasins regorgent de denrées, les maisons courent à la ruine et les gens n’ont plus de quoi payer. Sous le déluge,Budapest jette ses ponts par-dessus le Danube dans une vaine tentative de joindre les deux bouts. Images boueuses d’une Hongrie où, à l’arrière-cour des maisons, pataugent quelques cochons autour de vieilles « trabari » (voiture hongroise) désossées. Dans la rue latérale d’un village des voitures tapissées d’outils et de pièces de rechange. C’est « l’ouverture des pays de l’Est », un mélange de léthargie, de timide privatisation et de bazar oriental. La tête entre les mains, une femme n’a à vendre qu’une bouteille de vodka et quelques paquets de cigarettes. Un peu plus loin, on s’arrache un lot de bananes et d’oranges. Les gens vont et viennent avec d’amples paquets sur l’épaule qui contiennent de tout: transistors, casseroles, poules, poissons, tapis, etc.
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, été 1994