L’Eurasie à vélo #59: Les illusions du cycliste meurent à Kathmandou où l’argent triomphe
Publié le 10/05/2022
Le visage de la capitale du Népal se défigure de jour en jour. A force de dévoiler tous ses mystères, elle n’en a plus aucun.
La frontière népalaise se franchit comme une lettre à la poste. Au Népal, les rizières, les plantations de thé et les maisons sur pilotis suggèrent les possibles raz de marées provoquées par la mousson. La route magistrale emprunte des ponts construits par l’aide russo-népalaise en 1972, au-dessus de larges lits de rivières asséchées.
Planté derrière une chaîne de montagnes, Kathmandou. La capitale est devenue si accessible que les temps des alpinistes, pionniers des 8000 mètres, et la vague des hippies qui l’a fait connaître au monde, renvoient à un passé lointain et nébuleux. Des photos noir blanc font rêver: elles montrent des centaines de porteurs qui amènent les deux premières voitures en pièces détachées. Aujourd’hui la petite Kathmandou souffre du mal qui ronge les villes d’Asie, trafic intempestif, ruelles trop étroites, exode rural, cherté de la vie. La ville se défigure de jour en jour. A force de dévoiler tous ses mystères, elle n’en a plus. L’Occident et l’argent exercent une telle fascination sur les jeunes générations qu’ils menacent de déstabiliser toutes les croyances. Tous les négoces s’orientent comme une boussole, vers les nouveaux venus débarqués d’Europe, des États-Unis, du Japon ou d’Australie.
Une distorsion de plus en plus affirmée partage le pays entre sa capitale miniature explosive et le reste confiné dans des versants abrupts, des villages reclus et disséminés.
Certaines contrées marquent le corps et l’esprit. J’ai traversé ce pays trop vite ou trop mal pour poser mon regard avec suffisamment de chaleur. Peut-être obstrué par mercantilisme sauvage ou trop occupé à recomposer le monde dans un ordre personnel , intime et idéal. Un haut plateau est à même de prolonger mon élan imaginaire vers de nouveaux horizons où le passé s’efface en même temps que les traces de mes roues. Les fantasmes des voyageurs, irrationnels, nourris de lectures romantiques ou d’images exotiques, s’érodent toujours faces aux réalités locales et modernes. Le mythe d’une pays de neiges inaccessibles, de lamas volants, du yéti, s’estompe vite une fois que des préoccupations plus terre à terre prennent le dessus. Bien manger, se « faire » un pays, s’enflammer pour une culture ou une religion, tout en échappant royalement aux contraintes sociales et politiques.
Claude Marthaler
Demain: rencontres inattendues sur la route de l’Everest
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 20 janvier 1997