L’Eurasie à vélo #58: Darjeeling: un archipel anarchique

Publié le 09/05/2022

Une colonne de 15 km de camions bloque la frontière indo-bangladaise. Je ressens tout à coup le géant industriel indien, son volume de production presser contre le fragile et agraire Bangladesh. Les camionneurs redonnent un coup de lustre à leurs « Tatas », se recoiffent dans leurs rétroviseurs, battent leur linge ou jouent aux cartes assis en tailleur sur des tapis usés. Des odeurs d’épices s’échappent des cabines.

Des carrioles astucieusement ajustées

Au-delà des innombrables lacets de la route de Darjeeling construite par l’armée indienne, le majestueux massif du Kanchenjunga s’élève à 8586 m. La route et la voie de chemin de fer se tressent l’une à l’autre. Des enfants l’empruntent sur des carrioles astucieusement ajustées à l’écartement des rails, Depuis 1835, l’époque coloniale a légué la tradition des écoliers en uniformes et la plantation du thé. Mais à cette saison la végétation hirsute ressemble à un terrain vague incomplètement défriché. Les petits villages calfeutrés, juchés sur des pilotis pour s’agripper à la pente, contrastent avec les basses terres du Bangladesh si planes et si peuplées.

Darjeeling rock’n’roll

Après les colons et les planteurs de thé, Darjeeling s’est transformé en un lieu de villégiature pour riches Indiens et touristes occidentaux. Les jeunes du coin arborent des tee-shirts aux enseignes de groupes de rock’n’roll. Ils se terrent sous des toits de tôle pour suivre un match de cricket ou un film vidéo.

Un point de chute taillé sur mesure

Darjeeling se déploie sur des fines arêtes montagneuses. Ses constructions forment un archipel anarchique, bousculé par un flot ahurissant de jeeps-taxis. Aux boulangeries semblables à des tea-rooms autrichiens, se succèdent des magasins de photo, des restaurants, des hôtels. Darjeeling fait désormais partie des ces points de chute taillés sur mesure pour des voyageurs peu téméraires ou curieux, qui recherchent un écho bon marché et rassurant à leur lointain pays. Tout est trop bien en place, comme en Suisse, on confisque la raison d’être d’un voyageur, on l’emballe comme un bonbon dans une confiserie.

Musée désuet

Le Musée de l’Institut de mountaineering retrace l’épopée des ascensions des montagnes que les Occidentaux conquièrent et que les Orientaux vénèrent. Un capharnaüm proprement indien où se mêlent des oiseaux empaillés à des paires de chaussettes chauffées électriquement. Des photos en noir en blanc montrent Nehru il y a 40 ans, inaugurant cette Mecque de l’himalayisme. Un relief imaginé des plus hautes montagnes du monde, classées par continent, vues du ciel, invite à la poésie. Une salle réservée à l’Everest honore le Toit du monde, porteur de temps de mythes. La liste des ascensions du Kanchenjunga s’arrête en 1991.

Claude Marthaler

Demain: Kathmandou, ou la fin des illusions du cycliste

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 16 janvier 1997