L’Eurasie à vélo #56: En une nuit, Dacca plonge dans le silence le plus complet
Publié le 07/05/2022
Hallucination ou réalité, la capitale du Bangladesh peut se muer en quelques heures en ville déserte. Une impression de sérénité se mêle à celle du vide.
Hier encore les larges avenues de Dacca résonnaient des milliers de klaxons et de moteurs pétaradants. Le ciel et même l’air sont brouillés de noir. Graduellement, les artères sont libérées, comme des rivières asséchées ou sorties de leurs lits. Un calme étonnant s’établit. Pour un peu, ce climat artificiel aurait même perdu de son caractère louche. Le monde de la pédale – des nuées de rickshaws et si peu de bicyclettes – tourne a à une allure lente et naturelle. Purgée de sa population explosive, Dacca ne ressemble plus à une métropole sur pied d’alerte, mais ses bâtiments semblent ancrés dans un demi-sommeil comme des vaisseaux échoués sur une mer retirée.
Pour un temps, il ne faut plus crier pour se faire entendre. Marcher est devenu possible sans devoir diriger ses pas avec attention. La ville déserte est si reposante, moins excessive ou possessive, franchement plus spacieuse. Son corps est à jeun, traversé tout entier par l’observance du ramadan. Soudainement calme, d’un silence sans inquiétude, ni doute ou suspicion, d’un rythme ralenti, d’une activité ramenée au minimum. Les buildings qui bordent les boulevards acérés donnent une impression de surdimensionné, surréel, comme un décor de cinéma. Le temps d’un tournage, la ville s’étale, alanguie, agrandie.
Elle perd son coeur
Il y manque quelques chose. Seuls les panneaux géants de publicité marquent des repèrent à cette vague géographie vidée de substance et de créateurs. Les buildings éclairés d’en haut par de gros projecteurs, confèrent un air soviétique, un sentiment d’écrasement du système sur l’individu si absent sur le macadam. Reclus. Comme si les hommes avaient quitté momentanément leurs tours par crainte d’envahisseurs, en laissant tout en place derrière eux.
La ville semble avoir quitté le continent
Mais sans moteurs, sans engorgements, elle perd son coeur, perpétue un ennui sans pareil, un état de manque latent, un déséquilibre. Comme un corps en passe de devenir malade, mais aux formes encore bien visibles, la ville semble avoir quitté l’Asie pour se poser sur un autre continent. Mais lequel?
En une nuit, le pays le plus densément peuplé de la planète a résolu tous ses problèmes de surpopulation… Dacca retient sa respiration. La ville enfreint la réalité, dune façon grave. Est-ce un rêve?
Claude Marthaler
Demain: Chittagong sent la misère, la vanité et la corruption.
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 13 janvier 1997