L’Eurasie à vélo #55: Le cycliste genevois Claude Marthaler a atteint son but: L’Empire du Soleil levant

Publié le 07/05/2022

En août dernier nous avons laissé le pédaleur de choc à Calcutta. Depuis, il a atteint son objectif: le Japon. Aujourd’hui commence une dernière série de ses tribulations du Bangladesh à la Chine.

Deux ans et neuf mois après avoir quitté la Suisse à bicyclette, et 44’000 kilomètres plus loin, l’éducateur genevois, a atteint le Japon, ultime étape de sa traversée de l’Eurasie par l’Europe de l’Est, huit des républiques de l’ex-Union soviétique, le Sri Lanka, l’Inde, le Tibet, la Chine d’ouest en est, la Corée du Sud, puis l’archipel nippon du sud jusqu’à Tokyo. Cette titanesque pérégrination à deux roues d’un bout à l’autre de la planète lui a coûté 14000 dollars, un peu moins de 20000 francs, quelques frayeurs en Russie o`des malfrats ont tenté de l’attaquer à coups de barres de fer mais, pour le reste du voyage, beaucoup de soleil dans le coeur, des espaces fabuleux, de l’air pur.

Mais qu’est-ce qui pousse M. Marthaler à pédaler en solitaire depuis si longtemps? « Je suis un nomade, j’aime beaucoup le mouvement, dit-il, c’est dans le mouvement que je trouve mon équilibre, comme une bicyclette d’ailleurs. C’est un très bon moyen pour connaître un pays, le sentir, le palper de tous les sens. C’est un mode vie plus qu’un voyage puisqu’il dure depuis des années. » Après le Japon où il a trouvé du travail dans une auberge des Alpes japonaises pour se reconstituer son bas de laine, Claude Marthaler entend, si l’ambassade russe lui accorde un visa, remonter la côte sibérienne et passer par la péninsule de Kamtchaka, puis par bateau à travers le détroit de Béring. « Si ce n’est pas possible, ajoute-t-il, je m’envolerai pour l’Alaska » Et après? « Un autre continent, le continent nord-américain qui est immense, la plus longue route du monde, de l’Alaska en Terre de Feu. »

Comment vivez-vous à Tokyo? « A vélo, on ne se rend même pas compte qu’on y arrive car la ville ne finit pas de s’étendre. C’est fascinant de voir tout ce que l’homme s’est inventé pour rester nomade, les autoroutes à étages, les métros. Mais cet endroit est très fatigant. Même si l’on n’est pas occupé. Je perds beaucoup d’énergie à courir d’un bout à l’autre de la ville ou pédaler. Il y a peu d’espaces verts, c’est très bruyant, les gens sont pressés. Je rêve de retrouver un haut plateau, plus d’horizontalité, d’air pur et de soleil. »

Le Japon est le point final, le plus extrême de sa traversée du continent eurasiatique. Pa la suite, quand il cessera de pédaler, s’il en a le courage, eh bien Claude Marthaler écrira un livre pour raconter sa vie à bicyclette. Mais ses lecteurs risquent de patienter quelques années encore.

Pour l’heure nous publions une dernière série de ses tribulations au Bangladesh, au Népal, au Tibet et en Chine. Elles lui ont permis de rencontrer des magouilleurs comme des sages, des villes en perdition comme en devenir, des situations tout aussi absurdes qu’inoubliables.

Georges Baumgartner

Plat comme une crêpe, le Bangladesh vogue à la dérive

Terres de désastres et de cataclysmes, cette région du nord-est de l’Inde présente un double visage: une certaines passivité mêlée à la persévérance.

Le Bangladesh? Un pays perdu, une terre à la dérive, condamnée aux pires calamités. Une contrée bâtie sur pilotis, mais qui, desservie par ses habitants même, n’existerait tout simplement pas. Plus que de l’aversion, une force d’oubli, une sorte de mise en quarantaine plonge le Bangladesh dans un trou de mémoire collectif. Les touristes ne jurent que par le Népal, à un jour de voyage ou par la Thaïlande, à un saut de puce. Comme si la phonétique d’un pays à 80 km de Calcutta, plat comme un buvard trempé dans le tympan de l’oreille nord-est de l’Inde, était inaudible.

Douaniers nonchalants

La frontière est impalpable, invisible sur cette terre plate comme un chapati (galette de pain). Une certaine mollesse règne alentour. Les douaniers nonchalants semblent gravir les échelons de la hiérarchie sans mérite ni labeur. Peut-être y sont-ils parvenus à l’aide de copieux backchichs ou en épousant la fille du superintendent… Ou par le simple passage du temps.

Sur une route aussi déserte qu’elle paraît abandonnée aux mauvaises herbes, un boui-boui. Ici et là le Ramadan bat son plein. On distingue aux pieds nus, aux sandales de plastique ou de cuir, le statut social de chacun. Sans deviner pour autant l’appartenance à une caste ou à une autre. Car paradoxalement, dans ce pays à majorité musulmane, le système des castes prévaut. Rien n’est vraiment futile: le moindre objet ou vêtement reflète une fonction. Le fameux foulard d’Arafat montre qu’on s’est enrichi en travaillant dans un pays du Golf persique; un foulard blanc, un bonnet ciselé qu’on a effectué le pèlerinage à la Mecque. Ce qui en Europe n’exprime à peu près plus rien, prend ici une importance démesurée: une montre, un veston, un bijou.

Des morsures livrées à la pauvreté

Un cycliste me conduit vers une mosquée de briques. « Cinq cents ans d’âge », me fait-il avec une fierté communicative. Il me fait comprendre son respect des années, le passé glorieux de l’islam, une sorte de paradis perdu, d’âge d’or qui n’existe probablement que dans sa propre imagination désoeuvrée. Car ici, même les mosquées sont livrées à la pauvreté. L’imam passe ses mains sur les têtes des pèlerins, Quelques femmes caressent les piliers huilés de la mosquée, s’en couvrent le visage puis enduisent le corps de leur bébé. Même l’imam, contrairement aux préceptes de l’islam, me réclame une photo…

La géographie traduit littéralement le pays. Le sol, d’une fertilité extrême, se dérobe pourtant toujours sous les pieds. Les berges érodées, sans pollution industrielle, déploient une palette de verts extraordinaires. L’air pur, une qualité recherchée ailleurs, abonde. Les paysans consolident les digues des rizières, tirent deux à deux des cordes de chanvre reliées à un récipient de fer blanc. Ils dirigent l’eau, quadrillent sans relâche ces terres spongieuses qui rétrécissent à mesure que leurs familles s’agrandissent. La pièce de 1 taka qui représente sur son verso un symbole du planning familial n’y changera rien. Ce sol alluvionnaire, suspendu à une mousson aussi crainte qu’attendue, imprime une vision fataliste aux hommes

Claude Marthaler

Lundi: la nuit, Dacca devient une ville morte

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 11-12 janvier 1997