L’Eurasie à vélo #54: L’équilibre de Calcutta ne tient qu’à un continuel mouvement

Publié le 07/05/2022

Après une escale à Bodhgaya, lieu de méditation de Bouddha, Claude Marthaler atteint la deuxième cité de l’Inde. Une alchimie de démence et de fascination

A Bodhgaya, la brume fait partie du quotidien. Le crachin émousse les grands arbres, dissipe la campagne. Le monde mousseux sent la tristesse et l’absence sature les repères quotidiens: un arbre, une maison, un buffle, un à un disparaissent, engloutis par cette brume épaisse.

L’arbre de l’éveil

Dans cette ville, Bouddha a médité durant sept semaines sous « l’arbre de l’éveil ». Autour du temples taillé d’une seule pièce circulent les pèlerins tibétians, chapelet à la main, pour la plupart réfugiés établis en Inde depuis les années cinquante.

Une enceinte haute barre le passage aux mendiants qui ont pris pour sale habitude de voler les sacs des pèlerins venus se prosterner. Des planches de manguier vernies permettent aux fidèles de glisser leurs corps avant dans un geste infini de gratitude, en murmurant des mantras. Deux ou trois mois pour accomplir 100000 prostrations. Les gros bras de moines qui dépassent de leur gilet safran drapés d’une robe cerise doivent sans doute en contenir quelques millions ou bien plus.

Le dynamisme des Tibétains méditatifs et pragmatiques est frappant: ils savent proposer aussi bien leurs momos (raviolis) traditionnels qu’un plat de nouilles ou une pizza aux Occidentaux friands de méditation. Ils perpétuent aussi une forme de nomadisme, élevant de grandes tentes pour la saison hivernale, puis s’en retournent à Dharamsala, siège de leur communauté en exil. Tandis que le village hindou n’a pas bougé d’un iota, semblable à tous les autres.

Arrivée à Calcutta

La N.H. 2, créée par les empereurs moghols pour joindre Kaboul à Calcutta par la plaine gangétique, est quelquefois si cahoteuse quelle m’apparaît inchangée depuis. Les « kings of the road » ont-ils réellement remplacé les chars à boeufs? Pas si sûr. Un rickshaw surchargé de bambous, de paille et de barres de fer suffit à créer une colonne de cent camions. Je périclite entre crachats de diesel et coups de klaxon qui obstruent jusqu’à mon âme. Culture, maladresse, indifférence, ignorance, corruption? A 15 km de Calcutta, l’air transparent se teinte d’n hâle de crasse, la réalité change de couleur.

Une grosse araignée

Les êtres et les choses perdent de leurs éclats et netteté de leurs contours. Kali, la déesse noire, si crainte à Calcutta, semble avoir peint de sa couleur ses habitants sans que ceux-ci ne réagissent.

Une grosse araignée métallique semble bien être la seule chose de solide et structurée de cette ville. Elle plane au-dessus d’un chaos dément de camions, de charrettes à bras, de taxis jaunes et noirs et de piétons. Mes yeux rouges d’hydrocarbures contemplent, ahuris d’un lent travelling, ce million d’humains qui traverse chaque jour ce fameux pont d’Howrath. Au-dessous, le fleuve Hoogly ouvre l’horizon vers l’océan Indien. C’est bien là la seule aire de vacuité, de silence et de calme. L’enfer de Calcutta sera de courte durée, pensai-je, car mon « yak » m’a déjà depuis longtemps contaminé de sa vélosophie: comme lui, je ne tiens en équilibre qu’en mouvement.

Cl. M.

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 1er août1996