L’Eurasie à vélo #53: Polluée, autant que sacrée, Bénarès est un labyrinthe

Publié le 04/05/2022

Dans la bouillonnante cité mythique, seules les vaches, alanguies, donnent une impression d’immobilisme. Dernière étape du cycliste avant Calcutta.

Le Gange, large comme un delta, donne une ouverture suprême à la vieille-ville de Bénarès, un ballon d’oxygène rare dans les villes indiennes, Perchée au-dessus des eaux, elle se recroqueville dans son corset de venelles, un labyrinthe inextricable qui dessine la complexité du monde indien. Chaque destin croise l’autre sans jamais le toucher. Combien de vies faut-il pour en parcourir toutes les ruelles et déchiffrer ce hiéroglyphe?

Dès le lever, le soleil percute les murs décrépis de cette ville sacrée et projette un monde d’ombres fantaisistes et froides sur le sol jonché de paille, de détritus et de bouses de vaches. Des guides improvisés surgissent de nulle part comme des petits diables et prennent en chasse les touristes: « Hey baba, change money, good grass, Manali, opium, everything possible. » Et puis, lorsque le soleil monte au zénith inondant les recoins les plus profonds des ruelles, les artères semblent condamnées à la débâcle, à une vaine course-poursuite anonyme, à un concert de klaxons et de sonnettes.

Myriade de cerfs-volants

Les rickshaws-wallahs (pédaleurs de vélo-taxi) ont transformé, tels de savants alchimistes, une poignée de frein en un déclencheur de sonnettes. Leur véhicule s’ajuste divinement au trafic qui rampe jusqu’à s’immobiliser. Au-dessus, une foule de cerfs-volants colorés dérivent dans les ciel et les enfants perchés sur les toits échappent aux collisions intempestives. Les mains agiles dansent au but de filins invisibles de quelques centaines de mètres. Au ras du sol, il y a les vaches sacrées alanguies. Leur tendresse n’a d’égale que leur mollesse et elles occupent, princesses, le milieu de la chaussée. Le modernisme apporte un coup sombre à leur menu quotidien, ajoutant les sacs en plastique au compost traditionnel. Ces vaches sont les seul frein vivant, a seule borne d’immobilisme, de paix, unanimement respectée dans cette Inde déchirée.

Les touristes, une foule composite, attirent les vendeurs comme guêpes sur miel. Certains, travestis d’un accoutrement exotique ou pédant, improvisent une démarche indolente et artificielle qui fait rire plu d’un Indien. Des zombies à deux doigts de la mort hantent les ruelles; de bons vivants font résonner leurs pas de tout leur poids. D’autres, crâne rasé et drapés de safran parcourent l’Inde d’ashram en ashram. Chacun semble mû par la recherche de soi – sans jamais se trouver. Etrangement, les groupes de touristes paraissent les plus authentiques de la place, plus vrais que les charmeurs de serpents qu’ils engendrent, moins prétentieux que les autres et toujours balourds, égaux à eux-mêmes. Chaque périmètre de la ville casse furieusement l’image d’Epinal de cette Inde dédiée aux dieux, aux mystiques et rappelle que l’espace se réduit chaque jours un peu plus. Le quotidien s’appelle d’abord survie.

Cependant, pour le pèlerins, la très chère ville sainte est restée la même. Le Gange qui prend sa source au pied du mont Kailash – la demeure de Shiva et Parvati – n »irrigue-t-elle pas depuis la nuit des temps les riches plaines du Nord? On vient ici à Bénarès de tout le sous-continent, en famille, par village entier, pour descendre les ghats, ces marches de la délivrance, porter quelques poissons au fleuve nourricier, donner des piécettes aux mendiants, porter fleurs ou offrandes à Shiva. Et, bien sûr, but ultime: s’immerger pour se purifier de tous les péchés.

Le Gange, pollué et sacré tout à la fois, jette l’un de ses bras, l’Hoogly, dans l’océan Indien à 150 km au sud de Calcutta.

Claude Marthaler

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 31 juillet 1996