L’Eurasie à vélo #52: Dieux en stuc et violences corporelles: la réalité surpasse l’illusion

Publié le 03/05/2022

Claude Marthaler poursuit sa route en direction de Bénarès, cité mythique et sacrée. Le long du chemin, le cycliste croise des regards inquiets ou amers, apeurés ou éteints

La satanique « N.H.7 » file plein nord sur le plateau du Deccan. Elle ne mène pas au septième ciel, mais à l’une des sept cités sacrées de l’hindouisme: Bénarès. Comment ne pas devenir fou sur cette route qui traverse sept vies successives. Mince filet de bitume misérablement dévasté comme un champ de mines, bordé par deux sentiers incertains que j’emprunte pour m’éviter les déplacements d’air des camions.

A peine sorti d’un temple jaïn comme d’un rêve de statues, de niches, de voûtes, je joins la rue. Une escouade de policiers armés de « lathis » (longues matraques en bois datant de l’époque coloniale britannique) traverse d’un trait la foule pourtant compacte. Un homme suspecté de détention d’explosifs a été battu au poste de police. Ses yeux masquent toute émotion. L’homme marque une bref temps d’arrêt et son silence exhale l’amertume et les larmes rentrées. « De la routine », lâche ce fidèle qui disparaît aussitôt dans la foule anonyme.

Un peu plus à l’est, 250 familles ont été déplacées de force pour la construction du plus haut barrage d’Asie, A Purulia, au Bihar, un avion a lâché une quantité impressionnante d’armes et de munitions en pleine nuit. Même l’auteur de science-fiction, le plus surréaliste, ne s’aventurerait pas à décrire de tels faits. « La réalité n’est que pure illusion », affirment les bouddhistes. Les dieux sont plus près de la terre et après tout, peut-être moins nombreux que les hommes ne se le représentent. Nul besoin de courir le monde, puisqu’ils glissent au bord des lèvres, étalent leurs gueules uniques et vives sur les façades des temples.

Une fabrique de dieux

Aux abords du Narwada, l’un des fleuves les plus longs de l’Inde, des boutiques masquent derrière des rideaux de coquillages des sculpteurs de la dernière pluie. Des homes polissent du stuc et produisent ainsi des masses de dieux qui n’ont pas de soucis a se faire pour leur descendance. Un peu plus loin, à un carrefour, un homme torse nu, la peau fortement tannée, harangue la foule. Il ceinture une de ses filles d’un bandeau autour de la taille et plante dans son dos cambré un bambou long de quelques mètres, puis l’élève à bout de bras vers le ciel éblouissant. La fine silhouette se découpe noire et étrangère, embauchée contre sa volonté, vers la coupole du ciel. Il articule les corps de ses enfants aux regards apeurés, ou plutôt éteints, comme des poupées de chiffon. La foule de curieux déborde joyeusement jusqu’à bloquer le trafic.

Claude Marthaler

L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 30 juillet 1996