L’Eurasie à vélo #49: Lors de festivals religieux les différences de caste s’estompent
Publié le 30/04/2022
Dans la foule anarchique, Claude Marthaler, se fraie un chemin. Trônant sur un chariot, Shiva, le dieux de la destruction, chavire.
Lors de festivals religieux, le passé semble rattraper le présent. A Trivanomulai, une petite ville du sud, un char de 85 tonnes orné de sculptures de bois, de feuilles de bananiers et de colliers de fleurs, attend d’être mis en marche. Quatre roues de pierres, de six tonnes chacune. Des centaines d’hommes et de femmes, collés les uns aux autres, semblent avoir oublié momentanément les différences de castes. Ils s’alignent sur un bon demi-mille, le long de deux grosses chaînes et se préparent dans une joyeuse anarchie à déplacer Shiva qui trône dix mètres plus haut, au-dessus de la ville en liesse. A l’arrière du char, deux troncs d’arbres taillés de marche servent de balancier.
Shiva, dieu de la destruction
Des dizaines d’hommes pieds nus dessus, dans une flexion commune, se penchent en avant et s’agrippent à de hautes perches pour ne pas perdre l’équilibre. Une fanfare de flûtes et de tambours attise une foule en délire qui, par des « O » crescendo tente de donner vie, jusqu’à s’esquinter, à ce chariot divin. On ne déloge pas si facilement les dieux, ne serait-ce que pour les promener. Les toits et les balcons, construits de bric et de broc, dans un désordre qui échappe à toute logique ou sens de l’esthétique, sont noirs de monde. Je me fraie un chemin et contemple d’en haut les deux chaînes humaines de sari et de chemises blanches qui louvoient à droite et à gauche comme des serpents. Soudain, une légère descente entraîne le chariot hors de la route. La foule prend peur devant leur Dieu qui menace de les écraser.
Soudain, Shiva, le dieu de la destruction, emboîte un lampadaire. A l’aide d’une simple clé à molettes, un homme grimpe aux poteaux électriques pour dévisser les lignes jusqu’au bout de la rue, privée pour une fois du chaos habituel de véhicules. Les dieux ont droit à tous les égards, à tous les luxes desquels les Indiens en surnombre sont écartés: l’air pur et l’espace.
Etrange peuple qui ne cède jamais le passage, mais donne, une fois par an, la top priorité à leurs dieux. Tout me fait craindre le pire dans cette Inde multiple, prête à s’immoler pour des sentiments religieux. Une série de mariés, pétrifiés par la timidité, sont juchés sur des voitures métamorphosées pour l’occasion, en chars pimpants fleuris et clignotants de lumière sirupeuses. Ils parcourent les rues de la ville, suivis par des générations dont le bruit intempestif ne dérange apparemment personne.
Je m’en retourne à ma minable chambre d’hôtel. Les hôtels indiens sont construits à la hâte, en des matériaux bon marché, contre toute règle architecturale, dans le seul souci d’économie d’espace.
C.M.
L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 27 juillet 1996