L’Eurasie à vélo #46: Au Sri Lanka, les cultures s’entrechoquent

Publié le 27/04/2022

Il était environ 10 heures du matin , ce samedi 12 mars 1994, lorsque le Genevois Claude Marthaler a enfourché sa bicyclette, avenue du Mail. Depuis, ses milliers – ou plutôt milliards – de coups de pédale l’ont mené à travers les pays de l’Europe de l’Est, les Républiques de l’ancien empire soviétique, le Japon, la Chine, le Tibet…

Claude Marthaler a encore avalé plusieurs milliers de kilomètres. Nous le retrouvons d’abord au Sri Lanka, île qui malgré ses turbulences, inquiète moins qu’elle n’enchante. Puis il s’est attaqué à la plus grande démocratie du monde, l’Inde. Pays de tous les contrastes où l’influence de l’Occident soulève les vestiges du colonialisme britannique. Où la foi des habitants de ce patchwork spirituel dépasse largement la stratification des castes. Dans le carnet de bord du Genevois se mêle ses interrogations, ses réflexions, ses rencontres, ses découvertes et ses soucis. Kandy, le Gange, Bénarès, Calcutta… retrouvez ces lieux mythiques.

A.-M. B.

J’inaugure là, un autre chapitre du voyage: le sous-continent indien. Ici, on avance au rythme d’un buffle. Ces currys symbolisent à merveille ce monde, multiple,métissé de races, de religions, de paysages, d’urgence, de culture pluraliste où un rien ne semble jamais se perdre. L’implosion désastreuse de vies condamne chacun à se partager les restes, de plus en plus dérisoires, d’un vaste empire qui est né il y a trois siècles.

« Je reviens du LSD »

Après l’ex-URSS, le choc est grand d’observer du coin de l’oeil ce petit monde d’individualistes forcenés. Je joins « L’Ex-service men’s club », un hôtel bon marché, à deux pas du centre. La nuit plonge rapidement le dortoir dans un smog international de chanvre indien. Les murs troués du dortoir permettent de chasser , un tant soir peu, l’humidité latente par des courants d’air. Les minces parois laissent, du même coup, passer les ébats sonores des couples de Cingalaise illégitimes s’accrochant avec hésitation à la rambarde des escaliers.

Puis, complètement inattendu, le « clou de la soirée » arrive. Un pied noir, un brin déluré, entre pour occuper le dernier lit disponible. Aussitôt, il se met à raconter sa vie d’un ton péremptoire: « Je reviens de loin, du LSD » précise-t-il. Dans un rythme effréné, il évoque à grands traits les civilisations chrétienne, hindoue et musulmane. Son érudition est frappante: il passe avec aisance du cingalais à l’ourdou, de l’arabe au français, de l’anglais à l’hindi et ne laisse planer aucun doute sur ses connaissances . Puis, il embarque cette assistance distraite et flottante, autour du monde en exhibant quelques postures de yoga et chante, d’une voix forte et travaillée, des incantations. Le spectacle se termine par un aveu de tristesse profonde: « Ouhais, je suis au bout de mes nerfs, chaque nuit, je ne dors qu’avec des tranquillisants. »

Claude Marthaler

L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 23 juillet 1996