L’Eurasie à vélo #45: L’odyssée bureaucratique de l’aventurier genevois sur la route de la Chine

Publié le 26/04/2022

La boucle de 7000 km à travers le désert du Taklamakan et le Tibet a un prix. Mais les interrogatoires ne freinent pas la « pédalée sauvage de Claude Marthaler.

Il y a des lustres que je n’ai plus mangé de repas chaud et consistant. Dans une gargotte, je rencontre Liao. Originaire de Canton, ce journaliste et réparateur de radio de TV de 22 ans veut un enfant et devenir riche. Liao m’est d’une aide précieuse pour marchander l’achat de 18 kilos de nourriture qui me garantiront une autonomie indispensable pour atteindre Kashgar. Jamais mon vélo n’avait pesé autant.

Le camp militaire de Tianshuihai est en passe de devenir le centre d’hébergement le plus éloigné du monde. Les militaires surpris m’accueillent comme un page dans leur caserne surélevée, séparée du sol de quelques mètres. Ils étaient devenus mes caravansérails, car j’y trouvais de l’eau chaude et de la compagnie. Ce soir,au kilomètre 278, après un plat de spaghettis costaud, un homme s’empare d’un saz et chante d’une voie gutturale. Deux jeunes Ouïghours entament une danse coquine: par gestes saccadés, ils articulent leurs bassins d’une façon suggestive, l’un vers l’autre, pivotent et fouettent les fesses de l’autre d’un linge qu’ils portent auparavant sur l’épaule. On amène des tabourets. Le chanteur s’assied au centre en versant dans un bol du « Kung-Fu » (un alcool de riz à 52 degrés) qu’il boit d’un trait et qu’il distribue un à un aux plus âgés.

La route de la soie

Deux jours plus tard, j’atteins Kashgar désemparé, vidé, perdu, grisé de joie et profondément lié é la Terre. Après quelques jours de repos, je pars par les peupleraies argentées de Kashgar qui flottent au-dessus de champs de colza. Je vais vivre une odyssée bureaucratique. Un vague sentiment d’appréhension me guette dans cette traversée désertique où les oasis éclatent d’une verdure exceptionnelle. Cette antique Route de la soie est le plus court chemin pour parvenir à la vallée de l’Alaïs (Kirghizistan) et me rendre au camp de base du pic Lénine. A Artux, une ville à 50 kilomètres de Kashgar, l’interrogatoire commence sur un ton poli mais ferme d’un policier. « Pourquoi êtes-vous en Chine? » Il se plonge dans son livre de lois chinoises au chapitres « illegal travelers » et me dit:  » Voyagez-vous seul, avez-vous fait des photos dans la région frontalière? (prêt à me confisquer mes pellicules. Ma boucle de 7000 km à travers le désert du Taklamakan et le Tibet lui paraît encore moins concevable. Mais je ne me sens pas sur la sellette et n’éprouve pas une once de culpabilité. La nuit porte conseil et ce premier round trouve son épilogue dès le lendemain matin. Mon visa chinois de cinq mois expire aujourd’hui même, jour de mes 35 ans. On finit par m’octroyer huit jours de visa supplémentaires.

Le major a bien fait les choses puisqu’il a averti la frontière du col du Torugart pour leur transmettre de confisquer ma bicyclette au cas où je tenterais de rouler de ce côté-ci. Soudain, tout s’arrête, un haut dignitaire chinois arrive en 4×4 à notre hauteur. L’officiel en poste se penche sur mon passeport qui ne possède pas de visa kirghiz. Je joue serré. Le tampon de sortie s’abat enfin, « mais le retour en Chine sera impossible » me fait-on entendre catégoriquement.

L’ascension du pic Lénine

Après le Tibet, les montagnes du Kirghizistan à peine couvertes de neige semblent ridiculement basses. Un haut col donne l’accès à de longs serpentins à flanc de coteau sur la chaîne de l’Alaï. En face le massif du Pamir – le plus grand après l’Himalaya – barre l’horizon d’une belle manière. J’ai la joie au coeur d’être là à contempler sa masse blanche brillante: 105 sommets à plus de 6000 mètres d’altitude, et trois des plus hauts sommets de Russie.

« La Route de la soie » se perpétuait en mythe, mais « les bandits de grands chemins », d’une façon très officielle existent toujours: une jeep stoppe net, sans raison. Cinq hommes à l’allure étrangement déterminée, dont un policier en uniforme, descendent sans claquer les portes: – Vous allez au pic Lénine? – Oui, bien sûr. – C’est 100 dollars (il sort un carnet de quittance). – Cent dollars, jamais de la vie. Ils exigent mon passeport et constatent l’absence de visa kirghiz. Je prends peur en l’espace d’un instant, je me sens pris au piège. Ils évoquent le poste de police de Daraut Kurgan. Je me suis fait avoir comme un débutant par ce chantage totalement illégal: « Le passeport ou l’argent ». Je finis par céder, la haine…, et paie 30 dollars pour me rendre au camp de base du pic Lénine, soit un dollar par kilomètre, la route la plus chère du monde. Ils me tendent une quittance sans unité, ni raison de paiement, juste la mention « punition ».

Je reste seul en plan, face à face avec le pic Lénine. Le site est impressionnant; un fond de vallée où se lovent quelques lacs, fermé par des verticales de 3500 m. La silhouette du pic Lénine, tout là-haut, se décroche au dernier instant du massif imposant. Personne ici ne semble troublé que la politique s’empare encore de la montagne. Mais la perestroïka est déjà parvenue jusqu’au pied des Pamirs, puisqu’en juillet dernier, le camp de base a été privatisé par une famille de Kirghizes.

Colombo au ralenti

Depuis quelques temps, une intuition profonde me traverse: il est temps de quitter l’Asie centrale, la Russie et la Chine aux parfums anachroniques d’empires condamnés. Temps de retrouver un pays que j’aime: l’Inde.

Rien n’indique, à 50 km, la plus grande ville d’Asie centrale, Tashkent. Puis, le tissu urbain se resserre et s’élève. La route surdimensionnée, l’intense trafic de voitures et transports collectifs donnent tout de suite le tempo. « Sport is envoy of peace » proclame un slogan gigantesque sur la façade monolithique de l’Hôtel Ouzbékistan.

Aujourd’hui à Tashkent, demain à Peschawar et Karachi, après-demain à Colombo: les images se collisionnent, s’entrechoquent en moi entre ce monde russe résigné mais chaleureux. Une lumière aveuglante et une moiteur soudaine m’accablent dès la sortie de l’avion. Je débarque légèrement déphasé, dans le très propre aéroport de Colombo. Le monde semble fonctionner au ralenti, au sourire et à l’argent. Il ne me faut pas plus de cinq minutes pour me rendre compte que la bureaucratie a des succursales un peu partout à travers le monde…

Claude Marthaler

L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 5 janvier 1996