L’Eurasie à vélo #44: Le cycliste genevois Claude Marthaler découvre le Mont-Kailash

Publié le 25/04/2022

Nous avions laissé notre aventurier, parti à vélo au printemps 1994, à Lhassa. Nous le retrouvons dans l’enfer des pistes tibétaines à l’approche du « joyau des neiges ».

« Tu ne peux pas emprunter le sentier avant d’être toi-même devenu le sentier ». Ces paroles de Siddhārtha Gautama allaient m’accompagner avant ma traversée « éprouvante » du Tibet occidental: 3000 km entre 4000 m et 5000 m d’altitude. Tandis que j’allais me perdre dans une quête esseulée à travers un océan friable en direction du Mont-Kailash.

Le Tibet est définitivement un pays à part. Chaque après-midi, j’ai rendez-vous avec l’enfer: le vent s’empare du haut-plateau comme d’une nappe de festin. Le désert s’enfonce d’un degré dans l’éloignement. La roche s’effrite. Sur les berges sauvages du Yarlung Tsangpo, le psable passe de l’ocre au gris, se délie, se désagrège, moulu par le vent et cours suspendu du fleuve qui s’écoule à la vitesse d’un vieux tanker. Je m’enlise dans des temps immémoriaux, dans une atmosphère épaisse et lourde, sous un soleil implacable.

La piste atteint bientôt une second degré d’éloignement à la civilisation. Le Brahmapoutre, immuable, roules ses eaux pâles., sans une onde. A 350 km de sa source, il s’impose déjà comme un fleuve puissant, prêt à parcourir des milliers de kilomètres à travers le Tibet, l’Inde et le Bangladesh, puis à se fondre dans l’océan Indien.

Spectacle prodigieux

Mais le véritable enfer commence là: une ligne ininterrompue de dunes barre la piste qui se phagocyte dans plusieurs directions. Je tire ma bicyclette comme le prisonnier son boulet, le pèlerin pour expier ses péchés. Plus je m’approche du Mont-Kailash, la montagne la plus sacrée d’Asie, plus elle semble s’éloigner, m’échapper à jamais. Je me sens bien peu de choses et pourtant porté par le troisième pôle, cette prodigieuse collision entre le sous-continent indien et la masse asiatique vieille de 50 millions d’années. Des passes à plus de 5000 mètres à la croisée du ciel, du désert et de l’océan. Une sorte de pulsation primitive, un pouls planétaire me possède. Mon âme amorce un virage dans le vélodrome céleste et rejoint le peloton des planètes. Je pédale à bout de forces, mû par une respiration lumineuse. « zìxíngché« , « l’engin qui roule tout seul », disent les Chinois pour la petite reine.

Vingt journées de pédalée acharnée à user mes semelles autant que mes pneus, quand soudain une épingle à cheveux sur une sommité magique. Des cordées de prières claquent au vent; des centaines de cairns forment un triangle au sol et pointe le magnifique lac Manarosvar, à 4500 m, le lac le plus sacré d’Asie. Au sud-ouest, se découpe avec franchise la chaîne de la Gurla Mandata. Son sommet (7694 m) émerge comme un récif cristallin. Je retiens mon souffle devant ce spectacle prodigieux.

Quatre flux vitaux

Au départ de Genève, un ami dessinateur m’avait glissé avec gentillesse une reproduction miniature du Mont-Kailash de son cru. A présent, sa face brute promène devant mes yeux grisés, sa silhouette altière, unique et isolée. Je sens profondément en moi pousser une paire d’ailes: mon corps fourbu laisse échapper mon âme à la poursuite des rapaces. Et si la vraie vie n’étais qu’un rêve? Je croyais sans équivoque au « Chant des pistes » des Aborigènes d’Australie, par qui, des voies invisibles, chantées, traversent le territoire. Chaque pierre, chaque arbre porte la trace d’un ancêtre. La région du Mont-Kailash – le « joyau des neiges » des Tibétains – est chargée du passage répété de saints, de mystiques, de pèlerins, de moins, de caravanes de marchands et d’explorateurs. « Axe du monde » pour les Bouddhistes, demeure de Shiva et Parvati pour les Hindous, le Mont-Kailash m’aspire comme si une communion sacrée avec les éléments me lie et me verse jusqu’à l’euphorie. Après tout, le formidable château d’eau du Mont-Kailash (6714 m) donne naissance à quatre flux vitaux: l’Indus, la Karnali, le Brahmapoutre et la Sutlej. Un affluent du Gange, le fleuve le plus vénéré d’Inde, prend sa source non loin. Ils abreuveraient les terres basses de la plaine gangétique et nourriraient des millions d’êtres humains au sud de l’Himalaya. La réalité dépasse le rêve.

De vraies tigresses

Une légende dit que Naro-Banchung, un grand maître de la religion Bön paria et Milarepa (grand poète et ermite bouddhiste), étaient arrivés en premier au sommet du Mont-Kailash. Tellement surpris d’être rattrapé à l’ultime seconde, Naro-Banchung laissa tomber son tambour rituel qu’il chevauchait. Depuis, la face sud porte la marque de sa chute: une balafre centrale visible vingt mille lieues à la ronde… et le Tibet s’est converti au bouddhisme. Pourtant, les derniers irréductibles Bön Po pratiquaient la circumambulation dans le sens contraires des Bouddhistes. Dans un sens comme dans une autre, un mouvement centrifuge invisible nous affecte tous dans ce lieu à l’écart de la civilisation, situé à l’est à 1300 km de Lhassa, à l’ouest à 1600 km de Kashgar (Chine).

J’aime planter ma tente aux côtés des nomades pour tuer ma solitude profonde. Ils gesticulent comme des pantomimes défroqués et lancent des pierres pour rassembler leurs troupeaux. Les Tibétaines sont de vraies tigresses aux griffes d’acier; elles s’emparent des chèvres, les retournent et les jettent à terre comme des catcheuses professionnelles. Et n’hésitent pas à frapper des pierres les visages des bêtes récalcitrantes. Elles courent vite comme l’éclair, s’enfilent dans le troupeau pour tailler les poils d’une chèvre.

Le canyon strié, de plus en plus chaud, descend pour la première fois depuis Lhassa en-dessous de 4000 m et débouche sur la vallée évasée de la rivière Sutlej. Au bout d’une longue piste de sable et de tôle ondulée, j’aborde la ville d’Ali, la faim au ventre et les jambes tremblantes: 1300 km me séparent encore de Kashgar: mon visa chinois suffira-t-il?

Claude Marthaler

L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 30-31 décembre 1995