L’Eurasie à vélo #43: La route de Lhassa provoque l’euphorie de l’aventurier genevois

Publié le 24/04/2022

Après un parcours de 1200 kilomètres, le cycliste Claude Marthaler rejoint le Tibet

Sur les plateaux du Qinghai qui avoisinent les 3000 mètres, des dizaines de pompes à pétrole sucent l’or noir des sables. Le vent a façonné des formes insolites dans les roches et ratissé le sol comme des fils de métier à tisser. Le bitume est tatoué de la garde-robe des camionneurs: casquette, gants, manteaux, chaussures. Incrustés dans l’asphalte, clés anglaises, tournevis et lampes de poche forment une archéologie du voyage.

Dormi à quatre dans une minuscule pièce d’une tchaïkhana. Souvent, en Occident, on te demande: mais pourquoi voyages-tu? En Orient, on t’ouvre la porte, on te fait asseoir et boire du thé. On apaise ta fatigue, ton appétit et ta solitude.

Le vent s’en donne à coeur joie sur ces lacs polis de sel. Mais après trente-trois jours de route non-stop, dont 950 km de mauvaise piste, je rêve de douceur. Qarhan est un endroit sordide et isolé. Les musulmans arrosent gaiement leur repas d’alcool de riz dans de petits compartiments masqués de rideaux, à l’abri des regards. En « rat du désert », j’apprécie hautement le mélange de thé vert, de jujubier, d’abricots secs, de noix, de raisins secs et de lychees cristallisé qu’on me sert.

La ville s’annonce devant moi. Les toiles criardes des rickshaws qui masquent leurs passagers flottent dans les avenues aérées de Goldmud, la capitale de la province de Qinghai. La piste du désert a eu raison de ma jante arrière et je dois acheter un « Forever », mountain-bike chinois, pour 70 dollars.

Le premier col

J’aime la fraîcheur du matin, lorsque le ciel encombré de nuages reçoit les premiers rais de lumière. Les chalumeaux des minuscules cuisines chinoises alignées côte à côte crachent leurs feux et les camionneurs tirent les couvertures suspendues (qui servent de porte) des bouis-bouis. La vieille garde chinoise pratique le Tai-Chi dans le Parc du peuple.

Je quitte Goldmud de bon matin, de peur que la police ou le service qui délivre les permis avec une volonté affichée d’argent ne m’arrête. A midi, je fais halte dans une tchaïkhana où des camionneurs tibétains, avant même de me saluer, me réclament avec ferveur une photo du dalaï-lama, lèvent le pouce en signe d’encouragement., et baissent discrètement le petit doigt en montrant la tenancière: une Chinoise.

J’atteins le premier col à la nuit tombante – le Kunlun Shanku, 4800 m – habité par tous les symptômes du « mal des montagnes »: souffle haché, saignement de nez, mal de tête et diarrhée. Mais un bonheur inexplicable m’envahit: 1214 kilomètres d’asphalte entre 4000 et 5000 mètres me séparent de Lhassa, « la plus haute route du monde ». Au sud, les quatorze pics de 8000 mètres dominent les 900 millions d’âmes du sous-continent indien. Je plonge en roue libre dans l’intimité nocturne. Rongés par l’hiver, les montagnes et le désert, ma chaîne et mes pignons n’en sont qu’à leur troisième réincarnation.

Aux convois de camions militaires chinois – en réalité des Isuzu japonais – guidés par des véhicules pilotes couverts de slogans et de drapeaux, répondent, muettes et fragiles, des masures isolées surmontées de drapeaux à prières. Les Tibétains récoltent les bouses de yaks depuis la nuit des temps, à peine distraits par l’assaut massif des carlingues rugissantes. Un camion et sa remorque ont basculé d’ivresse sur une route droite comme un soldat au garde-à-vous. Le chauffeur, insouciant, fait la sieste côté soleil et ne s’inquiète guère de sa situations explosive: sa cargaison de bâtons de dynamite éventrée s’étale sous le soleil à 4700 mètres d’altitude.

Peu à peu, la terre prend des couleurs chaudes: rouge sable, jaune orange, et le ciel immense et pur, d’un bleu froid et intense, englobe la planète. Un courant froid fait le ménage et bouscule une myriade de nuages aux formes insolites.

Une rencontre obsédante

Une giboulée de neige s’empare du versant nord du col de Fenguo (5010 m), une tempête de sable me déporte sur son versant sud. Je me recroqueville. Dans un abri relatif, j’aperçois un petit homme encapuchonné qui marche à faible allure. Est-ce un songe? La pointe de ses baskets dépasse à l’arrière de son corps contre nature. Est-ce un clown? Pour quelque raison, il détourne son visage contre le vent et nos regards se croisent. E un éclair, nous nous enla4ons comme deux naufragés exposés aux éléments, vagabonds de l’inutile. Chen Yin Chao, un Chinois de 32 ans, promène sa canne de pèlerin bouddhiste depuis janvier 1990 à travers la Chine entière et s’est fixé une décennie pour accomplir se voeux. Un parcours cosmique de 40’000 kilomètres derrière lui, à coup de 30 kilomètres par jour. Avec pour tout équipement une veste de moto, une doudoune bleue, un sac de toile, des jeans et jerrycan de trois litres d’eau en bandoulière.

C’est de loin la rencontre la plus obsédante de mon voyage, si bien que je l’attends le soir au prochain village. Les Tibétains, qui possèdent des yeux de lynx, distinguent de loin un petit point noir qui clopine. Je m’en vais à sa rencontre. Dans une demeure, les nombreux regards, ébahis, mais respectueux, plongent en même temps dans une bassine d’eau chaude où Chen Yin Chao, des ses mains aux ongles de plusieurs centimètres, frotte ses pieds. C’est que depuis sa naissance il les a littéralement à l’envers à 180 degrés. Sa simple présence, comme le dharma d’un yogi, fait sauter les frontières. Le Tibet, la Chine, la Suisse existent-ils réellement?

La plénitude

Le lendemain, les masses nuageuses se heurtent dans le ciel prodigieux, irradié de soleil. Quatre camionneurs m’invitent à boire du « broken tea » salé autour d’un feu. Au contact de ces êtres, nobles et tranquilles, dont les longues tresses épaisses coulent sur des vestes de peau de bête élimées, je me sens presque maladroit et fragile, malgré la profonde chaleur humaine. Je leur tends des photos du dalaï-lama. Immédiatement, ils l’apposent contre leur front en signe de respect, puis les cachent dans leurs chapeaux, car les Chinois l’interdisent formellement. Le soleil saupoudre des traînées d’or sur les visages tannés et leurs boucles d’oreilles en turquoise ou en corail. Un calme cosmique m’envahit.

Les massifs enneigés étincelaient, mon acclimatation était désormais optimale, et je franchis le col du Tangula (5200 m) dans une plénitude totale. J’avais à côté de moi un cycliste tibétain pour qui, malgré son vélo à une vitesse, ce col n’était qu’une formalité. Nous descendons vers son village à 40 km7h, soudés par un bonheur commun, la tête dans les cumulus.

C. M.

Vingt mille lieues sur la Terre…

A plusieurs reprises, je rencontre des groupes de pèlerins qui mesurent à la longueur de leurs corps, la distance entre leur village natal et Lhassa, « l’ombilic du monde frappé de huit singes de bonne augure ». Ils sont vêtus de tabliers de cuir et plongent littéralement sur l’asphalte comme dans un bassin olympique, puis se relèvent, avancent de quelques pas sur les mains jointes au-dessus de leur tête. Les pointes de leurs chaussures recouvertes de pneus recourbés, et les mains enfilées dans des gants de cuir cloués sur des planchettes renforcées de métal comme des fers à cheval. Les plus astucieux bourrent leur tablier de mousse et les plus vieux ne plongent plus, mais doivent d’abord s’agenouiller. Les enfants doublent la mise. Les plus pieux psalmodient des mantras. Ils sont parfois complètement hallucinés, absorbés par leur effort et leur foi, étrangers à ma présence. Ils m’émeuvent profondément. J’ai l’impression soudaine et si étrange de piloter un supersonique, et la terre semble même tourner dans l’autre sens. Je me demande si je n' »hallucine » pas moi-même.

Invitation sensuelle

La route de Lhassa est une invite sensuelle, après six mois de froidure. La terre encore mouillée, flanquée de deux rangées d’arbres, fait monter un bouquet d’odeurs printanières. Les couleurs jaunes et ocre virent au vert. Des colonies d’oiseaux chantent. Les paysannes couvertes de larges chapeaux de paille, lavent leur linge et leurs cheveux dans les innombrables canaux de cette vallée élargie, Un souffle divin s’empare de mon être. Un mouvement accélérateur irréversible, semblable à un tourbillon, anime les êtres et les véhicules de plus en plus nombreux à l’approche de la capitale. Ma premières vision est celle d’un chantier sans dessus dessous.

Je m’assieds, très ému, parmi des blocs de pierre. Je me sers un verre de thé et verse un flot de larmes rentrées. Au pied du Potala, on abat sauvagement des maisons de construction récente. Dans un an, la vieille-ville de Lhassa sera complètement rasée. A distance symbolique du centre, sur une île au bord du fleuve, un riche homme de Macao a commandité la construction d’un hôtel cinq étoiles. Tout alentour, des camps militaires et le récent aménagement du quartier des forces armées à douze kilomètres, garrottent la culture tibétaine. Mes yeux fatigués, hagards, éclatés, illuminés, se noient sur la vaste surface du Potala, dorée par les feux du soleil couchant; rêve de môme, second souffle, troisième oeil, le joyau est dans la roue de vélo. 415 journées que mes roues à prières vagabondent sur cette fichue belle planète. Des paysages aux pays sages, des visages aux vies sages.

Lhassa, Tibet, 1er mai 1995, vingt mille lieues sur la Terre.

Claude Marthaler

L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 11 août 1995