L’Eurasie à vélo #42: Le Genevois Claude Marthaler rencontre la Chine musulmane

Publié le 23/04/2022

En Chine aussi, le muezzin invite à la prière. Et à Kashgar, la fin du Ramadan est célébrée par trois jours de fête.

Des gardes-frontière au dos voûté agitent des fanions rouges de garde-barrières et hurlent aux gens de manière grossière et arrogante de se placer dans la file. Le douanier appose un tampon, ordonne à un timide petit Chinois de s’approcher et me dit: « Vous prendrez un taxi, cet homme vous conduira à Kashgarpour 500 yuans (50 dollars). » Je pars lentement, poussant mon vélo, et soudain sans réfléchir, je prends les pédales à mon cou et appuie de plus en plus fort, sans me retourner. Cinq kilomètres plus loin, la douane n’est plus qu’un point sur l’horizon, un mauvais rêve.

Comme un reptile

Je rampe comme un reptile sur une piste sablonneuse, le long d’une rivière gelée. Des villageois cassent la glace pour puiser l’eau. Mon corps a déjà pris seize heures de camion de Bishkek au col du Torougart. Les côtes me font mal et j’ai faim.

A l’approche d’un village où des chameaux de Bactriane sont attachés à des peupliers nains, un groupe d’hommes et d’enfants kirghizes ou ouïghours, coiffés de la même casquette gavroche, se penchent sur des tables de billard enchâssées sur la place centrale. L’air se fait chaud. Mille paires de prunelles fébriles me dévisagent à travers l’entrebâillement des portes. . Ils cachent leurs corps maigres et dévissent leurs faces terreuses pour voir cet ahuri d’étranger qui a la morve au nez, comme eux. Le village entier essaie mes gants et mes lunettes.

L’espace s’organise en un damier sablé de champs, de murs en pisé et de rideaux d’arbres. la vie ouïghoure grouille derrière des masures ocres, et l’appel du muezzin racle la surface cendrée du désert. Des flots de cyclistes, des femmes non mariées avec leurs tresses noires qui pendent jusqu’à la selle, côtoient des coquettes en jupe courtes et pantalons fuseaux. Les femmes ouïghoures vendent des pommes, un foulard brun posé sur la tête. Une multitude de cuisines ambulantes s’installent sur la grand-place devant la mosquée, dès la nuit tombée. O s’assied pour avaler le thé et déguster une soupe de « raviolis » cuits à la vapeur d’un chaudron. Visages sans âge, érodés par le désert.

La fin du Ramadan

Kashgar, fille du désert, flotte comme une étoile à la croisée des cinq puissants massifs. Coude à coude se touchent le Pakistan, l’Afghanistan, le Kirghizistan, la Chine et le Tibet, aux confins de trois empires ou ex-empires: l’Inde, l’URSS et la Chine. Kashgar fut une ville de rêve pour les voyageurs.

Ce jour-là marque la fin du Ramadan: trois jours de festivités. Les hommes se rendent à la grande mosquée, fondée en 1442, dans un cliquetis de bottes cloutées, leur tapis à prière roulé sous le bras. Dans le flot des corps, je ressens la puissance d’un fleuve et la force d’une croyance. Des aveugles guidés par des mains bienveillantes, des vieillards au visage noble amenés sur des porte-bagages de vélo passent à mes côtés. Ils paraissent si fragiles et si bons. Leurs visages émaciés ressemblent à du papier beurré. Un cul-de-jatte transporté à do d’homme est posé avec respect dans le vaste Eidgah où arrivent les fidèles. Ils s’agenouillent en rangs serrés en direction de la Mecque à quelques 4600 km de là. Un flûtiste et deux tambours conduisent l’appel à la prière sur le haut mur qui relie les deux minarets.

Je les rejoins: le spectacle est total. Formant un cercle, plusieurs centaines d’hommes se laissent aller à une danse improvisée. La place centrale est l’axe du monde; la foule se presse entre les gargotes, les vendeurs de glaces et d’oléagineux, les photographes. Les femmes, restées sur la place avec leurs enfants, en profitent pour se dévoiler. Je jette des cous d’oeil furtifs sur ces visages en sueur et leurs yeux attendris sur leur nombreuse progéniture. Leurs faces ratatines expriment au grand jour le fardeau d’une vie de sacrifices.

Claude Marthaler

Des peupliers fins comme des baguettes chinoises

Cap à l’Est, à la lisière du désert du Taklamakan, qui s’étend sur près de 320’000 kilomètres carrés. Sur la route surélevée, des centaines de charrettes. En contrebas, des milliers d’hommes, pelles et bêches à la main, redécoupent les champs remplis de sable par le vent et rehaussent les murets qui retiendront l’eau la saison venue. Quelques pousses sortent déjà de terre. Plus loin, j’assiste à un spectacle hallucinant: peut-être 5000, peut-être 10’000 hommes et femmes plantent des rangées de jeunes peupliers, fins comme des baguettes chinoises. On amène la terre fraîche à dos d’homme, puis les gerbes de cet arbre qui nécessite peu d’eau, la retient, pousse vite et protège des vents de sable.

Deux joueurs d’échecs s’interrompent pour courir à ma rencontre, et bientôt,la foule obstrue ma route: de visages couverts de poussire, des yeux brillants, ronds et noirs. Ma bicyclette louvoie dans ce océan humain et me tire d’affaire.

La tête plongée dans un bol

De nombreuses cuisines bordent la route chahotique. Larges casseroles où l’on jette en continu de l’huile, du soja, des piments hâchés et des morceaux de viande. Deux hommes plongent leurs bras dans l’ouverture d’un four et plaquent des disques de pâte humides qu’ils retirent croustillants, d’un geste leste. Lorsque les plats arrivent sur les tables basses, chacun semble se recueillir, la tête plongée dans le bol. Les baguettes forment à la vitesse de l’éclair un noeud de pâtes, happé par une bouche vorace. On déglutit avec force et bruit, sans convenances.

Le désert, sous un ciel saturé de cendres, ressemble à une longue tranche de vie sans événements majeurs. Les poteaux télégraphiques ponctuent avec une régularité effrayante l’immensité muette et pierreuse. Le vent règne en despote et sable les litres d’eau chaude que j’avale chaque jour. Je crache comme un Chinois. Le soir, ma tente me permet d’éviter ces hôtels tristes et vides aux réceptions luxueuses, dans lesquels la Chine investit avec frénésie.

Un cycliste chinois tombé du ciel

Mes genoux, avant-bras et poignets enregistrent les heurts du chemin. Chaque kilomètre est une épreuve de force avec mes intestins où loge un dragon chinois en fureur. Le sable pénètre partout, crisse sous les dents et les pneus.

Dans ce monde où la vie n’a pas droit au chapitre, un cycliste chinois tombe du ciel: Chee Tien Rchen, 42 ans. Il pédale depuis juin 1992. Après 42’000 kilomètres, il désire encore pédaler durant neuf ans, exclusivement dans son pays, et dépasser le cap des 500’000 kilomètres.

La perspective du Tibet m’avait galvanisé jusque-là. Maintenant, je ne rêve plus que d’arbres, d’eau, de villages, de couleurs. La piste continue vers un canyon et se mêle au lit pierreux d’une rivière. Formidables bâtisseurs de routes, les Chinois ont taillé à coups d’expllsifs des méandres suspendus aux falaises, à l’assaut de la montagne tachetée de névés et de brouillard. Des épingles à cheveux enneigées se nouent au ciel et le soleil radieux explose sur les crêtes fauves.

Mes jambes vacillent. J’arrive sur un col à 3900 mètres. Une joie fébrile m’envahit et je bascule dans la descente avec la certitude d’avoir enfin quitté le désert du Taklamakan.

C.M.

Mineurs et villes-champignons

Le lendemain, provisions à sec, je tangue sur les berges d’un lac salé. Mes muscles ne répondent plus. je marche 12 kilomètres à l’allure d’un scarabée pour changer mon vélo contre une cahute – un checkpoint – m’affaler sur un lit, puis engloutir deux litres de thé et trois bols géants de pâtes. Le désert me possède.

La route gluante, mélange d’asphalte et de sable, porte la marque indélébile du paysage industriel qui sécrète un air de désolation. Des coups d’explosifs déchirent le lointain. Mines de charbon, tumulus verts et noirs parcourus par des trax ou des camions bringuebalants, envahis par une forêt de poteaux électriques. Aux villes-fantômes privées de leur charpente, succèdent des villes-champignons nées de chaque nouveau gisement. Les habitants portent tous des masques de tissu, souffrent de maux chroniques aux yeux, aux poumons, de migraines, etc. L’atmosphère est irrespirable, écoeurante, saturée d’acides. La réceptionniste de l’hôtel me reçoit comme un intrus. Son attitude ne m’affecte pas, car j’aspire à une chambre barricadée, étanche à l’air.

C.M.

L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 4 août 1995