L’Eurasie à vélo #41: Claude Marthaler, cycliste genevois, découvre le Kirghizstan

Publié le 22/04/2022

Nous avions laissé Claude Marthaler, parti à vélo au printemps 1994, à Samarkande, en Ouzbékistan. Nous le retrouvons dans la république voisine, le Kirghizstan, en route pour la Chine.

Six heures du matin, départ à la lampe frontale. De part et d’autre d’une rivière, je distingue quelques bergeries, dont les chiens aboient à mon passage. Froid mordant, neige qui tombe dru, brouillard. Mes doigts de pieds se soudent de froid aux pédales. La neige bloque les roues. Je pousse les cornes de mon vélo, plié en deux contre la montagne pour franchir les profondes ornières formées par les camions, qui, malgré leurs chaînes, s’affaissent comme des scarabées dans les lacets du col. Je redescends vers la plaine.

Au terme de quatorze heures d’efforts, je parviens au col de l’Alabel (3200m) par moins vingt degrés. Ivre de fatigue, j’accède à une minuscule pièce où la chaleur m’envahit de bonheur. Les conducteurs de trax font cercle et me versent du thé sucré au citron. Il m’avait rarement paru si bon.

Revêtu de cinq couches d’habits, je plonge dans le désert blanc. Au moindre faux mouvement, je chute sur le miroir glacé bordé de congères. Un mince filet d’eau se fraye un chemin sous la galce et parcourt la haute vallée de la Suusamyr. Plus le froid est intense et les villages rares, plus la chaleur humaine est dense. Je partage le Beshbarmak: une tête de cheval bouillie, finement hachée, mélangée à des pâtes fraîches.

La neige a recouvert Bishkek, capitale kirghize. Les innombrables marchands ambulants affûtent des caisses de bois pour se réchauffer. Un homme brûle les poils d’une patte de vache qu’il fera bouillir. Le bazar déborde sur les ruelles adjacentes. Pain cuit à domicile, bonbons, journaux, sonos, changeurs de monnaie, lainages chinois, tissus indiens, huile de l’aide humanitaire italienne, cigarettes des Emirats arabes. Le bazar a relégué le magasin « Goum » au second plan: déserté, il ressemble à tous ses frères de Russie. On s’y promène des heures sans rien y trouver, mais on finit toujours par y acheter quelque chose.

Le bazar est devenu un relais incontournable d’une nouvelle route de la soie. On s’entasse entre parents et amis dans de minuscules appartements de la capitale, car il s’agit d’acheter et de vendre le plus vite possible. En Asie centrale, la renaissance de l’Islam prend l’allure plus modérée du commerce. Erkin, un professeur d’université, résume:  » Autrefois, on trouvait avec difficulté, en faisant la queue, les articles de luxe tels que sacs en plastique, papier toilette, chocolat. Aujourd’hui, on les trouve partout, sans queue, mais à un prix bien supérieur. Et la lutte pour le superflu s’est étendue au nécessaire. »

Le Kirghize est né sur un cheval

La route traverse des villages-rues aux maisons de bois blotties les unes contre les autres. Des enfants glissent sur des canaux gelés, appuyés sur des armatures de chaises scolaires. A travers a campagne claustrée par l’hiver, le monde domestique prend le grand large: tabourets où l’on propose des sceaux de pommes à la vente, dos de chaises où pendent des poissons séchés, poussettes réquisitionnées entre deux naissances – nombreuses – pour vendre de quoi nourrir le prochain larron de la famille. Des cavaliers vêtus de noir et de fourrure dirigent des troupeaux de vaches et de moutons là où les herbes gelées ont pris des formes surnaturelles. Le nombre de chevaux dépasse largement celui des voitures.

Froid décapant, soleil radieux, les montagnes étincellent. Bien trente jours que je n’ai plus vu d’azur si pur. Je croise de nombreux traîneaux tirés par des chevaux. Je vais quêter quelques soupes chaudes dans les bazars où les cavaliers avalent une vodka, cravache à la main. Le Kirghize est né sur un cheval.

Passé Karakol. Au contact de l’eau et de la neige, les pignons forment une boule de glace sur laquelle la chaîne craquante n’a plus de prise. Le câbles de frein s’immobilisent; la glace s’incruste et bloque les dérailleurs. Je gratte ma monture au couteau. Un froid intense s’installe. A l’intérieur des demeures, on calfeutre les fenêtres avec papier collant et chiffons. Je m’y glisse avec la fougue d’un cheval qui sent l’écurie toute proche. Face au froid qui fait vaciller les ampoules, on allume la bougie, le poêle de pierre ollaire et le samovar. « L’hospitalité est-elle bonne chez nous? » me demandent sans cesse les Kirghizes. « Si un homme de chez moi , avec ses yeux bridés et son chapeau étrange se pointait sur son cheval devant ta maison en Suisse, lui ouvrirait-on seulement la porte? »

La route coupe d’un trait noir l’immensité blanche et froide, frontières imperceptible entre Kirghizistan et Kazakhstan. Je me sens proche des nomades à cheval, et pourtant tout nous sépare. Je suis né sous la lumière des néons, alors que couché sur une toile de feutre, un bébé kirghize a les yeux rivés vers le ciel.

Détrôner Tashkent

J’ai sillonné huit des quinze républiques de cet Etat-continent, sur sa frange méridionale; planète-vodka gérée par sept décennies de communisme. Combien d’escaliers de banlieues sordides en préfabriqué ai-je gravis pour trouver derrière ces façades lézardées un maelström humain attachant et plein de chaleur?

Almat-Ata, Kazakhstan. J’y parvient le 30 décembre 1994, au terme d’un bon mois de routes gelées. Accolée au massif de l’Alatoi, dévastée par des coulées de boue ou des tremblements de terre, campée au sud-est de l’interminable steppe, elle n’a rien de Kazakh. Elle me fait l’effet d’une grande ville cosmopolite, dynamique, ouverte, peut-être en train de détrôner une Tashkent repliée sur elle-même. On y construit une mosquée, des hôtels luxueux. Carrée, propre, arborisée, il lui manque, comme toute ville soviétique, un signe distinctif. Durant quelques jours, je fréquente un milieu de « golden boys » kirghizes et kazakhs, cascadeurs ou « businessmen ».

Après treize jours de vie noctambule, je remets le pied à l’étrier. Je fume comme un samovar sur ma bicyclette, le long du grand axe gelé qui enlace le massif de l’Alatoi. Chaque matin, la neige englouti le macadam qui disparaît comme un songe lointain. Au village de Kolpek, ma monture prend place dans un hangar, à côté d’un tas de charbon et de quartiers de viande suspendue, destinés à tenir le siège de l’hiver. Un grand-père aux moustaches en éventail se sert d’un long couteau pour dégotter la viande logée dans le crâne d’un mouton. Sa bouche édentée exprime un sourire de satisfait lorsqu’il fracasse en deux des os bouillis d’un revers de lame pour en chercher la moelle avec le manche d’une cuillère à café. De petites frimousses se faufilent, transportant des plats mal égouttés.

Jeté dans la tourment polaire, je m’abrite dans les arrêts d’autobus isolés pour frotter mes pieds avec vigueur et boire du thé chaud de mon thermos. Soudainement, je prends peur. Peur du col du Torugart (3750 m), peur de son froid (moins 40 degrés), de ses loups, de ses 200 kilomètres de « no man’s land ». Il m’apparaît infranchissable. Je pressens une fin proche. Je renonce.

Un bon mois d’hiver s’écoule et je repasse aux mêmes endroits, visiter les mêmes foyers. L’hospitalité grandit. On m’accueille comme un membre de la famille, en s’excusant encore une foisde ne servir qu’un pot-pourri de pâtes et de pommes de terre.

Fort comme Schwarzenegger

Je cravache corps et âme contre le vent. Quand soudain ma jante avant se fend. Je fais le poing dans ma poche et stoppe le premier bus en partance pour Bishkek. A 350 kilomètres de la frontière chinoise, j’avais vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

L’hiver revient en force au moment où je reprends la route. En chemin, j’actionne ma sonnette pour ne pas effrayer les chevaux. Deux cavaliers qui fermement un troupeau de 300 moutons se retournent étonnés. « C’est la première fois de ma vie que je rencontre un Suisse. Tu es fort comme Schwarzenegger! » me dit l’un d’eux en me serrant de sa main, vingt fois plus large que la mienne.

J’atteins un col sans nom (3000 m), dominé par l’ultime silhouette de Lénine, géant et rouillé. Quelques automobilistes s’arrêtent pour me rappeler que cette région est peuplée de loups. Je m’arrête à la moindre présence humaine: bergers à cheval, camionneurs. On enlève un gant pour se serrer la main et la présence d’un être fait oublier pour un temps le silence figé des hauteurs béantes.

Le poste-frontière kirghize ouvre à huit heures, Sacha, 25 ans, un officier originaire du lac Baïkal, pointe mon passeport et dit: « Mais tu n’a pas de visa kirghize! » Un policier dodu m’intime l’ordre de le suivre à travers un labyrinthe de bureaux vides. Il est membre du KGB, il veut tout savoir. Je justifie le travail d’au moins six personnes et tiens en haleine tout le personnel des douanes. Sacha revient et se dirige vers moi, masquant mal son embarras. Il me fait monter à bord d’un des ces increvables camions soviétiques. Mon retour à Bishkek est irrévocable.

A Bishkek, j’obtiens enfin mon visa Kirghize au bout d’un ping-pong administratif de cinq jours, à coups de signatures, de tampons, d’impolitesses et de dollars.

Claude Marthaler

ETCAETERA TROIS EPISODES Les aventures de l’intrépide pédaleur genevois Claude Marthaler feront l’objet de trois épisodes, dont voici le premier. Les deux autres paraîtront respectivement les mercredi 2 et 9 août. Ils vous entraîneront dans un voyage euphorisant vers le Tibet.

L‘Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, 26 juillet 1995