L’Eurasie à vélo #35: Une épave baroque
Publié le 16/04/2022
Plus haut, plus beau; la réalité, une fois de plus, allait surpasser le rêve. Captant Radio-Ankara, assis devant une théière fumante, mon âme fait irruption volcanique entre les deux cônes de l’Elbruz comme pour me dire qu’il faut être deux pour bâtir une vie, deux pour rebondir, avoir deux jambes pour avancer. Construit par les Allemands durant la dernière guerre, ce refuge à trois étages tient de l’épave baroque et éventrée sur un relief glacial à la dérive. On y accède par des radiateurs couchés en guise de paillasson puis par des tapis usés par plus d’un demi-siècle d’alpinisme. L’intérieur du bâtiment est entouré de rambardes rouges qui font penser à la Chine. Des lustres ouverts comme des fleurs suspendues par leurs tiges ornent les plafonds décrépis.
Cette atmosphère de fin de règne, de ruine, ce refuge qui se fait dévorer par les éléments et qui depuis trente-sept ans verse ses déchets par dessus bord a perdu toute combativité, toute fierté, à l’image des colonnes romaines du réfectoires et des Russes lâchés brusquement dans un monde plus vaste encore que l’Union soviétique.
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, été 1994