L’Eurasie à vélo #18: Une cuisine sans sel et sans amour
Publié le 29/03/2022
Lorsque je gravis les marches sales et inégales des restaurants d’Etat, je retombe aussitôt de mon euphorie. Décorum vieillot et salle surdimensionnée. Des femmes tziganes qui ont réunis assez de coupons en faisant la manche, mangent goulûment un bortsch (soupe aux choux) dans un coin sombre.
J’ai vite saisi la marche à suivre de ces restaurants, voués semblent-ils dès leur création, é une vocation de musée plutôt que de « business », comme les Ukrainiens aiment à dire. Je m’arme de patience, me rends au fond d’un couloir où des matrones coiffées de blanc, cigarettes au bec , sont occupées à ne rien faire. On les dirait déprimées à l’idée de s’agiter. Attitude constante de Brest à Vladivostok? Pris mon papier de toilettes pour me rendre derrière l’établissement, mon savon pour me laver les mains aux cuisines. Pour un demi-franc suisse, on me jette sur la table une soupe, du pain, des pâtes. Les yeux clos, je reconnaîtrais à coup sûr la cuisine sans sel et sans amour de ces vestiges d’inaction.
Un officier m’invite une semaine dans sa famille à Kremenchuk. Un appartement au neuvième étage d’un immeuble en décomposition où l’asenceur marche une fois sur deux. Sa mère, me prépare des vareniki, raviolis fourrés à la pomme de terre. Puis il me fait un tour de ville dans sa moskvitch (voiture russe), vieille de seize ans. Comme tout Ukrainien, il est devenu bricoleur par nécessité et connaît par coeur le ventre de sa voiture. Son « garage » stocke autant de conserves de légumes faites à la maison, de pièces détachées, que de jerricans remplis d’essence. Le mot « business » recouvre autant de manières de râcler quelques dollars à droite, à gauche, pour améliorer son salaire mensuel (moyenne, 15 dollars). Le manque chronique d’argent se fait cruellement sentir pour l’achat d’habits, de chaussures et d’essence.
L’Eurasie à vélo par Claude Marthaler, La Tribune de Genève, été 1994