Le Facteur Humain

Publié le 14/05/2019

Le Facteur humain, film documentaire en 2 épisodes de 52′

Diffusion prévue dans l’émission PAJU les 17 et 24 mai 2019 à 20h10 sur la RTS

17 mai, Episode 1 : important mais pas urgent

24 mai, Episode 2 : Un facteur breton chez les Helvètes

Réalisation : Alexandre Lachavanne

Production : RTS

A bon entendeur: Un manuscrit au titre éponyme,
préfacé par le yak, cherche éditeur

Site internet de Vincent Berthelot:
https://lemessagerduclepscycle.blogspot.com/p/chroniques-du-clepscycle_44.html

Réenchanter le monde

Un air bucolique flotte sur un village français avec sa rivière, son église et ses maisons cossues. Un insolite véhicule gribouille des lignes d’erres. « J’ai pris la route droite/La route défendue/La route maladroite/Dans ce monde tordu/En allant tout droit tout droit tout droit/Je me suis retrouvé derrière moi!1 nous chante le protagoniste Vincent Berthelot qui, durant trois étés (de 2016 à 2018), a sillonné à vélo couché la Suisse et surtout la France. Dans son dernier film, le réalisateur Alexandre Lachavanne promène sa caméra à vélo dans un road-movie de paysages verdoyants. L’air de rien, rien ne lui échappe. Il butine : une centrale nucléaire qui bouche le paysage, un graffiti de la ZAD, des motards sur leurs Harley-Davidson qui démarrent en trombe, le bistrot « ça fait plaisir », un piano en libre-service  « jouer, je suis à vous » et une horloge « le temps fuit ». Notre écrivain suisse romand et cycliste ensorcelé feu Charles-Albert Cingria nous l’avait soufflé : Si l’on ne trouve pas surnaturel l’ordinaire, à quoi bon poursuivre ? Nous accompagnons ainsi un décidément bien étrange facteur, jamais à court de temps, qui convoie des lettres manuscrites, jamais lues, où le spectateur peut y lire les mots de sa propre histoire. Et parfois « ça frotte », comme dans le peloton ou l’archéologie de nos vies. Sa caméra pourtant immergée se fait si pudique qu’on finit par l’oublier. Jamais elle n’abîme ces instants intimes et précieux où l’on se sent transporté par l’émotion, mis en demeure d’entrer en soi-même, jusqu’à réconciliation. « Les gens sont des trésors » nous dit notre cycliste lettré qui pédale à contretemps : « Où l’argent dégueule, il n’y a pas de rencontres. Quand les gens arrivent à s’en extraire, qu’il se passe des belles choses ! ». A vélo, il fallait s’en douter, l’échange de courrier crée immanquablement une réaction humaine en chaîne.

Loin des chiffres, proche des mots

« Partir à vélo, c’est remettre son corps en tête », en fête aussi. Depuis qu’il est « parti en jubilación » (à la retraite en espagnol), il jubile au Sud de sa vie. Désormais, durant la belle saison, les lettres feront sa route. Chacun sa part : le relief secouera lexique et syntaxe, le cycliste tirera parfois la langue. Vincent Berthelot est un factotum de l’âme – mais peut-être l’a-t-il toujours été ? Il se contrefiche de l’argent et des qu’en-dira-t-on, chevauche son étrange et indicible « Clepscycle » (une analogie avec un clepsydre qui est un instrument antique de la mesure du temps qui s’appuie sur la vitesse de l’écoulement de l’eau). Il évite les rond-points, nous entraîne dans un tourbillon de lieux et d’humains, car « comme dans un cahier d’écolier indiscipliné, c’est dans les marges que se cachent des trésors ». En réalité, c’est un preux chevalier de papier des temps reculés qui sait si bien faire entrer le hasard dans nos vies. Vous n’en trouverez pas d’autres. Il broute des nourritures terrestres et célestes, conte sans compter, musarde, étreint dans ses sacoches le flot des émotions comme une restanque épistolaire. En poète inspiré, il s’insurge contre notre fascination pour la technologie, notre « obsession quantophile » : « Je prendrai mon temps, j’en prendrai tellement que je pourrai en donner ».

Si tout se passe comme prévu, rien ne se passe comme prévu

Pas plus haut que trois pommes, c’est à cinq ans que sur la table de sa cuisine, il découvre une missive de sa mère, partie pour le seul vrai voyage. Il ne souvient pas si il l’avait lue. Petit à petit, on apprend que plusieurs lettres l’ont marqué dans sa vie. Né dans une école, instituteur durant toute sa vie, l’oscillation de la plume lui est karmique. C’est aussi celle du chemin des écoliers qui pourtant nous enracine : « Lorsqu’on écrit, on est dans le regard de l’autre ». En homme de lettres, de parole et d’horizon, couché sur son vélo, il allonge le temps, recueille à son bord des mots écrits à la main qui mûrissent au soleil, comme si son Clepscycle était un noble pré-texte. L’enveloppe qui protège le fruit précieux de notre intériorité, à l’époque des réseaux sociaux où on l’étale au monde entier. Puis il les dépose en mains propres avec légèreté, à l’ère cinglante des mots tapés. Personne ne connaît leur poids, pas même lui, mais chacun sait que seul l’amour nous transporte. Leur pesant émotionnel se mesure alors en kilomètres, jamais en grammes. Vincent n’avait jamais mesuré jusqu’où cette aventure le mènerait, lui, désormais discret facteur, assis sur le bord d’une rivière et ses pécheurs qui trempent leur fil dans le cours du temps. Son roman musculaire sans clavier ni écran reconstruit l’espace qu’on s’évertue à tuer de vitesse, « l’espace me rentre dans la peau, je peux être épuisé, mais n’en reste pas moins disponible ». Sa bicyclette nous restitue les odeurs, les inclinaisons, et la coloration du chemin, tisse avec délicatesse des récits familiaux. En rétropédaleur de nos vies, il recoud nos blessures, assèche notre « insatiable besoin de consolation ». Le courrier postal libère la parole : on se débarrasse vite fait bien fait des encombrants : aller simple du « passe-moi le sel » à l’essentiel… Une affaire de destin plutôt que d’une destination « qui ne se laisse pas faire » pour autant, même si, écrit-il, « Je décidai de ne point en décider ». Ses improbables destinataires tracent alors son cheminement comme une « main courante ».

Yeux grands fermés et oreilles grandes ouvertes, notre Clepscycle bien-aimé dissimule un moine errant qui fuit toute ambition, secours les petits riens qui défont et refont nos vies, saisi les bonheurs engloutis, jouit d’une invisible protection. Au Facteur humain, tout arrive à temps : il suffit de croître. Repartira-t-il en 2020 ?

Claude Marthaler, mai 2019

1 Guy Béart, Qui suis-je?,1967