La Bastide de la Source #6: Les pieds sur terre
Publié le 26/12/2021
C’est une vieille dame, pleine de tempérament, née en 1640, que nous avons décidé, il y a tout juste deux ans, de maintenir en bonne santé. Une dame sans fondation qui ne s’appuie que sur ses larges hanches pour tenir debout. Son socle serait dorénavant notre engagement mutuel.
Nous l’avons trouvée dans l’obscurité, sans aucun secours que nos frontales pour éclairer nos pas dans son labyrinthe de chambres vides au plafond haut desquelles pendaient tristement des fils électriques privés de culots et d’ampoules. Les volets étaient restés clos durant trois mois. A l’orée de l’hiver, son rez-de-chaussée rongé par le salpêtre, dégageait une forte odeur d’abandon. Toutes les toilettes étaient bouchées. Puis, après une longue absence due à la crise sanitaire, nous parvenions à l’été 2020 à la Bastide de la Source au terme de mille kilomètres à vélo. La maison entière s’était métamorphosée en magnifique hôtel pour insectes. Au premier matin, tirant les volets à l’équilibre incertain et à la peinture turquoise craquelée, nous découvrîmes sur ses rebords des colonies de coccinelles asiatiques, d’un oranger lumineux. Elles aussi, avaient fait un long chemin pour parvenir jusqu’ici. Peut-être pour éviter de faire face à l’ampleur du chantier à venir, nous nous accrochions à la beauté de ces minuscules manifestations de la nature, irisées par le soleil provençal, qui inondait à présent le moindre recoin de notre chambre à coucher comme une vacillante promesse. A ses grincements, la bâtisse avait sagement attendu son heure, ce moment où elle pourrait à nouveau respirer à plein poumons, affrontant avec dignité le tournoiement des saisons. Avec ses herbes hautes, le jardin, négligé depuis trop longtemps, avait pris un air sauvage et pleinement indomptable.
Ses bassins parsemés d’algues miroitaient en reflets épars le soleil qui s’installait peu à peu. Seul le chant de l’eau, procuré par la fontaine du dieu Midas – celui qui transforme tout ce qu’il touche en or – nous enjoignait, par sa sonorité si distincte, de prendre soin du passé et de sa précieuse source, pour revitaliser enfin ce coin de terre en friche, au Luberon, dans cette région si sèche qui tend à se désertifier par les excès de l’homme.
La présence de la source fut pour nous déterminante, mais il y eut toutefois à cet instant précis, comme parfois par la suite, autant de raisons de rêver que de s’arracher les cheveux. Tout nous dépassait. Ce sentiment paradoxal et diffus, bien qu’aujourd’hui atténué, resurgit de temps à autre, comme un inextricable serpent de mer. Pourtant, à l’habiter, nous nous en apercevrons, si seulement nous voulions lui livrer le meilleur de nous-mêmes, cette maison multi-séculaire, nous partagerais un peu de son âme, aussi paisiblement que son cadran solaire, posé sur sa face sud, qui reçoit depuis le XVIII siècle le mouvement du temps qui s’égrène. Comme si, marchant sur la crête d’une montagne, il fallait poursuivre à tout prix, pour ne pas tomber d’un versant ou de l’autre. La Bastide de la Source se méritait, car elle mettait à l’épreuve nos destins, notre solidarité, notre ténacité et surtout – notre résonance à ce lieu, si proche du mont Perréal, désormais notre colline tutélaire et, au delà des monts du Vaucluse, l’invisible sommet du Ventoux, la montagne souveraine, à seulement 54 km de notre pas de porte. Nous entrions, le temps du rêve, dans une maison qui avait besoin qu’on s’occupe d’elle. A son tour, elle nous obligerait à garder les pieds sur terre.
Sous le poids des années, ce lieu-dit du Pont, s’étant affaissé, la Bastide de la Source prenait l’eau, du ciel comme de la terre. Elle criait sa douleur en silence. Le premier chantier fut ainsi de rendre la terrasse de la face nord étanche afin d’éviter une inondation. Une analyse de l’eau nous confirma hélas l’une de nos craintes et nous poussa à nous équiper d’un filtre qui garantit une eau potable revitalisée. Le temps viendra où nous reviendrons plus en détails sur notre projet de bassins naturels filtrés par des plantes, en cours de réalisation, qui connaît encore quelques déboires…
En creusant dans le jardin, nous avons retrouvé l’emplacement de la fosse sceptique que l’ancien propriétaire s’est bien gardé de nous signaler, car il ne s’embarrassa pas de la vider, ce qui faisait pourtant partie de ses obligations! Aujourd’hui, elle nous permet de stocker une grosse quantité d’eau. Nous avons planté un poirier, un tilleul, deux mûriers, un platane, un plaqueminier, un bananier indien, un pommier sauvage et un poirier sauvage. Plusieurs amis ont parrainé des arbres. Une haie d’arbustes aux baies variées borde le jardin, avec l’intention d’attirer diverses espèces d’oiseaux. Un potager en permaculture a vu le jour et un modèle plus grand en forme de mandala « sortira de terre », sans doute à l’été. Les arbres fraîchement plantés qui s’ajoutent aux quelquess saules, oliviers, figuier et prunier existants, nous procureront peu à peu de l’ombre si appréciée au cœur de l’été. Chacun d’eux incarne naturellement une vision du temps long. Nous en planterons encore.
Notre remise de quelques quarante mètres carrés a connu une cure de jeunesse. Elle est notre pièce-maîtresse du moment. Une porte-fenêtre permet désormais à plus de lumière naturelle de l’éclaircir. Le déplacement de la porte qui la relie à la cuisine permet un aménagement plus fonctionnel. A l’heure où nous vous écrivons, les murs de la remise qui étaient jusque-là plâtrés sont en train d’être passés à la chaux, lui conférant ainsi plus de respiration, de beauté et d’acoustique. Nous devons l’embellissement de la bâtisse à quelques bons artisans devenus aussi des amis. Un poêle à granulés, déjà installé, permettra bientôt d’en faire une pièce accueillante, même en hiver. En plus des nombreux repas communautaires qu’elle nous a permis de partager dans la fraîcheur durant les deux derniers étés, nous souhaitons un jour pouvoir l’affecter à des rendez-vous culturels tout au long de l’année tels que projections, lectures ou concerts… Cultiver le beau nous semble impératif.
L’idée de nous intégrer dans la région nous est chère. Nous accueillons ainsi régulièrement des habitants pour un thé ou un repas. A l’égal, le troc de services et de marchandises nous fait plaisir. Nous favorisons ainsi un échange local de livres, d’hospitalité contre du miel, de fromages de chèvre, des compétences… Durant une partie de l’été, une amie nous a remplacé lors de nos absences. Deux fois déjà, un ami arboriste est venu organiser le jardin, a installé le goutte-à-goutte et procédé à la taille des arbres. Bienvenu d’ailleurs si vous avez une idée à proposer pour rendre ce lieu moins consommateur d’énergie, plus proche de la terre et plus amène.
Nous tenons avant tout à rester accueillants et ouverts sur le monde, à évoluer. L’expérience de ces deux années l’a montré : la Bastide de la Source, c’est d’abord vous ! Nombreux amis, familles, connaissances, cyclistes, randonneurs, hôtes de passages, sont venus nous rendre visite, pour partager un çai, une conversation, une nuit ou plus. Nous en sommes très heureux. La maison serait bien trop grande pour nous seuls, sans vous. En posséder les clés nous sert précisément à la garder grande ouverte.
Martina Friemel et Claude Marthaler