La Bastide de la Source #5: à la verticale du Ventoux

Publié le 16/06/2021

A lire (texte et photos) dans Cycle!magazine no 17 (pp. 62-77, juin 2021):

«  Le Ventoux n’était plus qu’une vapeur, il n’était lui-même presque plus loinque l’indication du lointain et la dernière partie perceptible de la terre ».

Philippe Jacottet, La promenade sous les arbres 

Tout ce qui monte converge

Premier sommet que les navigateurs de la grande bleue aperçoivent du large, le Ventoux est unphare mythique, assoupi comme un roi fainéant. Tel le Kailash, l’Ararat ou le Fuji, il exige unedévotion absolue. Pour les cyclistes, l’approche est lente, obstinée. Gravir ses pentes cul sur selle,c’est chevaucher le monde, recosmiser l’homme, et se convertir de plain pied à la religion ducyclisme. Comme le suggère si bien Bert Wagendorp : « Le vélo est un sport du fantasme »1.

Le mont chauve est une vénérable arête imaginaire. Son calcaire confine à la sélénite : on dit y voir l’éclat de la lune. Le dôme se laisse définir par le vide qui l’entoure, le mistral qui le fouette jusqu’à plus de 300 km/h. Tel est aussi le destin de l’homme penché dès sa naissance : même perché, les mains agrippées à ses cocottes, il ne vaut pas un kopek sans la présence des siens.

Les pentes de l’Olympe provençal ravivent tous les paradoxes : s’éloigner pour s’approcher, partir pour rentrer, monter pour descendre: « La vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, nous y conduit » nous rappelle Pétrarque lors de son ascension à pied du Ventoux en 1336, la « première », celle qui signa le début de l’alpinisme2.

Lou Ventour

Ce « chaudron de sorcière en relief »3 paraît appartenir à l’arc alpin, décoiffé par le vent. Ce que le botaniste Jean-marie Pelt nous dit dans « La raison du plus faible » pourrait se prêter tout aussi bien au vulnérable cycliste : « Selon Darwin, la loi de plus fort serait le moteur de l’évolution. Nous vivrions alors dans une nature cruelle mut par le seul instinct de survie de l’espèce et de l’individu. Plaisons-nous à croire, un instant, qu’il en fut autrement et qu’une « raison du plus faible » existe. Tout au long de l’histoire de la vie sur terre, là où les plus gros et les plus forts n’ont pas su résister…, ce sont souvent les créatures les plus humbles qui ont survécu. C’est aussi parmi les plus faibles que sont nées les plus belles histoires de solidarité, par la symbiose… Et c’est enfin chez les plus vulnérables que l’ingéniosité adaptative a développé ses plus grandes inventions. » Oui, c’est exactement cela : face au vent, notre antihéros, le cycliste qui s’agite en nous, s’y réinvente une cosmogonie. Calotte sommitale qui entaille le ciel, fait éclater son karst en lauzes et oblige les hommes à bâtir des aiguiers. Dans Mythologies, Roland Barthes parle autrement de la faiblesse : « Le Ventoux a la plénitude du vent, c’est un dieu du Mal auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances… » Sa flore étirée verticalement de la Méditerranée au Groenland, sa vipère d’Orsini et la chouette Tengmalm venues on ne sait comment de régions froides, nous convie ainsi à un véritable voyage imaginaire au long cours. Son inaliénable grandeur proviendrait de Vintur, le dieu du vent. Courbé sur son cintre en montée ou couché sur son guidon à la descente, le cycliste halluciné effleure des dimensions inconnues. Il se verrait même voler à une altitude interdite aux avions. Gravir et graver en grand son destin de petit homme, rembobiner sa vie en tournicotant ses pieds ailés, telle serait sa mission. Au pied du Ventoux, rien ne semble pourtant plus éloigné que la rectitude des raies magenta de lavande pour décrire l’oscillation du grimpeur fouetté par le vent à l’assaut de sa crête faîtière, cisaillant la roche lunaire et claire de ses hauteurs décharnées. Cette montagne-caméléon pétrit les âmes cyclistes et entretient la confusion des saisons, son acmé disparaît dans le brouillarddeux cent jours par an…

La Bastide de la Source #5: à la verticale du Ventoux 3

108

L’étendue du massif réveille en moi une poignante nostalgie, conviant « les fragments d’un discours amoureux »4 de la pentitude, comme un soleil vermeil qui s’écrase dans la Méditerranée. Septembre 1982, glissant sur mon deux-roues chargé dans la vallée du Rhône, en direction de la Corse, armé de mon carnet de bord d’alors, pas un seul mot griffonné ne signale pourtant l’incontournable géant de Provence. Mais diable, par quelle route m’étais-je hissé à sa cime? Tout juste quelques photos et une ligne discrète comme un filet d’eau mentionnant une descente de cinquante kilomètres. : cela ne pouvait être que lui, le mythique colosse, car on ne monte pas le mont Ventoux, on en descend.

Magique, cette montagne-col convertit véritablement les hommes en cyclistes !5. Mais c’est seulement après avoir frotté mes roues longtemps au monde comme un allume-feu, que la fusée rouge et blanche de la tour météo ancrée au sommet du Ventoux, prête au décollage, m’apparût enfin mythique. Un monument y perpétue d’ailleurs le souvenir d’Armstrong, Neil, le premier homme à avoir posé le pied sur la lune. Le circonspect Armstrong, Lance, avait lui même déclaré : « On dirait la lune ». Mon vélo m’avait servit jusque-là de paratonnerre parfaitement défectueux qui m’attirait tous les coups de foudre, auquel il manquait, aussi étrange que cela puisse paraître, la montagne la plus prestigieuse des cyclistes. Rouler : une selleste ascèse à remuer terre et ciel, à hurler mon existence de vire-vent dans un univers où toute clôture semble abolie. Comment, en ce temps-là, me douter un seul instant qu’à fin 2019, j’allais finalement déposer mes sacoches à son exact aplomb méridional, à Saint-Saturnin-lès-Apt – à 108 km aller-retour de son éminence ? 108 : le chiffre sacré de bien des religions orientales et autant de voies pour se libérer de son égo selon l’ésotérisme occidental…

Put me back on my bike !

Avril 2021, il était temps de remonter en selle. Dissimulée par la chaîne du Vaucluse, je sentais instinctivement gonfler en moi la présence du souverain Ventoux. Je quittai un pays au froid coupant, traînassais autant que les névés de l’hiver s’accrochaient aux derniers lacets, songeant à la motivation à gravir cette montagne que le Tour de France a fait connaître au monde entier. Notamment aux propos du philosophe Peter Sloterdijk : « Peut-être pour prouver qu’un homme de 60 ans n’est pas encore complètement hors jeu. J’avais impérieusement besoin d’obtenir cette preuve : chacun possède une idée intuitive du temps qui lui reste et, malgré l’intrépidité innée qui nous aide à oublier les minutes qui passent, nous traversons certaines ruptures qui nous donnent l’impression de vivre en chute libre. Avoir 60 ans, c’est une de ces ruptures. »6. « Aujourd’hui, j’ai décidé que je ne voulais pas encore mourir » s’exclame l’un des protagonistes de Ventoux. Comme si cette pyramide karstique retenait une dimension tragique. Le 13 juillet 1967, Joe Simpson avait bu une rasade de cognac à Bédoin (Le règlement de l’époque interdit aux coureurs les bidons d’eau. On croit que boire fait trop transpirer). Selon la légende, Simpson aurait prononcé dans un dernier râle : « Put me back on my bike ! ». (Remettez-moi sur mon vélo !). Il pédale quelques mètres et s’écroule. Des tubes de produits dopants sont découverts dans les poches du défunt. Alcool, chaleur, déshydratation, dopage: maudit 13, fatal cocktail. Monté en ciel, plus jamais en selle. Aujourd’hui, passage obligé, à quelques trois kilomètres du sommet, une stèle marque l’emplacement de son ultime chute…

Quelle mouche m’a donc piqué de remonter à son assaut quatre décennies plus tard ? Avais-je besoin de convoquer ma jeunesse écoulée , comme Sloterdijk ou Wagendorp ? Perché à 1910 mètres d’altitude, il ne représentait à mon vélo qu’une passe parmi d’autres en regard à une navigation hauturière fleurant les cols himalayens perchés à plus de 5000 mètres d’altitude. Mais l’élévation, la vraie, n’en a que faire. Je songeai respectueusement à l’un de mes héros,Vélocio, l’apôtre du cyclotourisme, qui gravit le Ventoux une dernière fois à 79 ans ! Un an plus tard, un tramway le faucha. Foutu destin. Importe-t-il donc (lorsqu’il en est encore le temps) de remonter son cours, le corps en tête, jusqu’au vertige ? Et qui donc serait l’indélicat pour juger du « temps perdu » ? Mon Ventoux, échappé du temps, évoque une constellation poétique : Vélocio à Pernes-les-Fontaines, le grand poète Philippe Jaccottet à Grignan, le chanteur vélorutionnaire Julos Beaucarne à Méthamis, Arnfried Schmitz qui construisit un vélodrome dans son jardin à Lioux…

Le cycliste et son ombre

Le 7 juillet 2021 déboulera la caravane tonitruante du Tour. Les coureurs augmentés avaleront deux fois le Ventoux, mais pas que… Ils jureront pourtant par tous les diables de ne s’abreuver que d’eau claire. Ces héros ferrugineux ont beau prétendre décoller comme l’irréelle fusée du Ventoux – qui ne sait pas mentir ne devient pas cycliste par profession. A chacun son double, sa part d’ombre, ainsi en va-t-il de celle ou celui qui s’est un jour frotté au lumineux dieu Vintur. Quittant Sault, un jeune chien de chasse s’entiche de ma monture et s’entête à suivre mes circonvolutions… jusqu’au sommet.

J’ai connu pareille communauté d’âmes dans les Andes et les Pamirs. Cultivant le mystère, je gravis sans gravité, tournoie et vibre en résonance7 avec le monde. Je suis de la race des contemplatifs, de ceux qui, portés par le gros dos de la Terre, montent en selle comme au ciel, à la gouverne de leur guidon : « Et si l’air, dans son épaisseur retenait en mémoire la somme inouïe des voyages ? Si tout ce qui traverse l’air s’inscrivait définitivement dans l’atmosphère – les oiseaux, les avions, les poussières – , quels seraient les dessins imbriqués de cet immense réseau ? Tous, fourmis, feuilles, mouches, humains nous ne serions présents que par l’aura de notre vie, dans l’univers brownien de nos désirs, la matière n’aurait que peu d’importance, nous inscririons dans l’air l’imprescriptible trace d’une existence fugitive – ainsi serait l’écriture du vivant »8(Gilles Clément).

A chacun son Ventoux – en vers et contre tout, il n’attend que vous.

Claude Marthaler

Ce récit est une libre adaptation, nourrie de lectures et de quatre montées à vélo au Ventoux :

en 1982 (probablement montée par Malaucène et descente par Sault), le 8 avril 2021 de St-Saturnin-lès -Apt, montée par Sault et descente par Malaucène + retour (140 km, 2450 m+) ; avec Bernard Mazoyer le 21 avril de Bédoin et retour, 43, 2 km, 1560 m+), le 22 avril de Malaucène jusqu’à 3 km en-dessous du sommet dû à l’enneigement et retour, 42km, 1235 m+).

Notes en bas de page:

1 Bert Wagendorp, Ventoux, Galaade éditions pour la traduction française, 2016.

2 Les cyclistes attendront la construction de la première route, depuis Bédoin, en 1880-83 pour s’en emparer et le Tour de France 1951.

3 Antoine Blondin, étape du Tour de France du 11 juillet 1974.

4Clin d’oeil à Roland Barthes, Les Fragments d’un discours amoureux, éditions du Seuil, 1977

5Durant la belle saison, chaque jour 200 cyclistes franchissent son sommet et parfois 600 au coeur de l’été !

6Peter Sloterdjik, « Même dopés, ils sont sacrés », propos recueillis par Lothar Gorris et Dirk Kurbjuweit in Der Spiegel, traduit par Courrier international, 13.04.2009.

7 Référence à la notion de « résonance» développée par le philosophe allemand Hartmut Rosa.

8 Gilles Clément in Mécanique Magenta, BlackJack éditions, 2007.