La Bastide de la Source #15: Le rire des grenouilles
Publié le 23/07/2024
Loin des rumeurs du monde, je souhaite aujourd’hui vous épargner aussi de nos doutes et frustrations, des nombreuses étapes franchies dans la douleur et la joie, des obstacles à venir. Parlons grenouilles! J’avais écrit ce texte au mois d’avril 2022. Depuis, nous avons compris quelque peu le cours de l’eau, qui seule trouve toujours son chemin. Nous avons sensiblement amélioré sa qualité. Les grenouilles de notre oasis sont devenues nos meilleures amies. Bien que la saison des amours des grenouilles vertes, des rainettes et des crapauds semble s’étirer sans fin comme les nuits qu’ils peuplent de leurs coassements, nous nous sommes attachés à leur présence singulière, autant qu’elles à la nôtre, nous le sentons. Nous nous sommes apprivoisés. Vient leur période d’hibernation, résonne alors un étrange silence. Elles sont les sentinelles de notre lieu, la république des grenouilles.
LE RIRE DES GRENOUILLES
On me prénomme la grenouille de la Bastide de la Source. Je suis aussi vieille que le temps.
J’en ai vu des hommes s’agiter ! Ils sont toujours très bruyants. Avec leur machines en tous genres, ils remuent ciel et terre. Je n’ai jamais compris ce qu’ils cherchent. Ces bipèdes se montrent toujours enclins à mesurer le monde, délimiter une parcelle, extraire un plan, vouloir avaler la terre entière ! Chaque nouvel arrivant veut à tout prix transformer notre jardin et nos bassins d’eau où, depuis la nuit de temps, nous sautons et plongeons librement de la terre à l’eau, aussi ignorantes du cadastre que l’étaient les hommes du silence.
Pour la première fois de ma vie, j’ai entendu ce jour-là un chant mélodieux émaner de deux bicyclettes, puis le bruit de pas s’approcher, devinant enfin le froissement d’une main contre une veste à la recherche d’un trousseau de clé. La clé des songes, le sens caché de leur rêve commun. Ceux-ci nous abordèrent différemment, sans moteur, ni fumée. Qu’allaient-ils nous réserver donc nous réserver ?
Ils observèrent notre territoire et découvrirent notre amie la tortue avec ravissement. Ils en prirent soin comme d’une présence divine, car à leurs yeux, elle symbolise la sagesse, la longévité et la protection, mais un jour elle disparut sans que personne ne sut pourquoi.
Peu à peu, eux aussi s’activèrent, comme les firent tous les anciens propriétaires des lieux. Ils vidèrent notre bassin de sa vase, y descendirent des blocs de ciment, introduisirent des plantes aquatiques. L’eau, notre habitat, semblait être leur préoccupation essentielle. Nous sautions jusque-là avec bonheur de la terre à l’eau, de l’eau à la terre, cependant déroutés par la présence, de plus en plus fréquente, de leurs grosses machines qui éventraient la terre pour y enfiler toutes sortes de tuyaux.
Mais, dès que je me suis aperçue qu’elle savait parler aux fleurs et lui aux bicyclettes, je me suis sentie rassurée : j’étais bel et bien considérée comme une grenouille à part entière. L’avenir de toutes mes consoeurs serait radieux comme une flaque d’eau. En Chine, on nous appelle les « faiseuses de pluie »
Mais quel est donc cet étrange pays ? On le devine à un kilomètre déjà. De nuit, d’avantage encore. Des êtres minuscules, tapis dans les herbes, qu’une légende chinoise surnomme les faiseurs de pluie, gonflent leurs sacs vocaux et coassent à qui mieux-mieux
C’était l’un des jours les plus courts de l’année – pour ne pas dire que la Bastide de la Source, notre future maison – était déjà tapie dans l’obscurité. Avant même que d’atteindre la fontaine du lieu, la présence de l’eau, en grande quantité, se devinait. Aux seuls yeux des humains, les grenouilles avaient cessé d’exister. Pour éviter le gel, elles hibernaient au fond des bassins.
Lorsque qu’elles ont vu apparaître de plus en plus d’artisans converger vers leurs plans d’eau, munis pelles, de pioches, de pompes, d’une pelle mécanique, elles se sont inquiétées. Derrière de hautes herbes, elles se sont dressées sur leur pattes arrières pour observer la grand comédie de cette race de bipèdes qui n’avait eu rien d’autre à faire que de conquérir jusqu’à la lune et de déclarer : « C’est un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité ». Cela parlait gros chiffres, renaturation du jardin. Les hommes aimaient parler pour rien dire, leurs mots trouent le silence. Les hommes se gaussent les uns des autres et amasser des piles de billets de banque jusqu’à mourir dessus. Il semblait que celle et celui qui venaient d’acquérir leurs premiers titres de propriété étaient de grands idéalistes, dans le fond, peut-être pas de si mauvais bougres. Mais diable ! Comment les hommes, plongés dans leurs paperasseries et leurs machines prétendaient-ils avoir inventé l’écologie, en avaient oublié d’observer leur proximité, notre agréable présence ? Nous sommes pourtant de si belles créatures ! Preuve en est que selon eux mêmes, nous leur rappelions le caractère éphémère de la vie et incarnions le symbole même de transition et de transformation. La disparition inexpliquée du jardin de notre amie la tortue, porteuse de chance, les avaient pourtant attristés, ces deux-là, empreints d’une certaine naïveté semblable à la nôtre. Les entrepreneurs, eux, avaient tôt fait de labourer la terre et le ciel dans tous les sens, pour les appâter. Ces animaux à sang chaud que nous sommes, nous les humains, devaient s’activer sans cesse. Nous ignorions tout des vertus de l’hibernation des grenouilles qui donne pourtant accès au monde des émotions et des énergies féminines, au processus de purification physique, émotionnel ou spirituel. Sans une goutte d’eau, grenouille ou humain, faiseurs de pluie ou faiseurs de rois, nous ne serions plus.
Bien qu’ils aient des oreilles bien plus grosses que les nôtres, disent les grenouilles, les hommes oubliaient souvent de nous écouter, bien que selon leurs propres dires, nous soyons associés à la prospérité, à la fertilité, à la chance, au succès, à la force, au courage, à la richesse et au luxe.
Les hommes ne cessaient de s’activer, comme s’ils avaient été conçus rien que pour cela. Ils pompaient l’eau sans laquelle nous étions immédiatement voués à l’exil, la transvasaient, descendaient des blocs de ciment au fond de l’eau, accrochaient des plantes aquatiques. Une démarche « mûrement réfléchie » comme aiment à dire les humains, ces êtres qui restent à la surface des choses, de la même manière qu’ils vivent sur l’écorce terrestre depuis qu’ils ont quitté le monde aquatique du ventre de leur mère. L’eau charriait des pesticides et autres produits nauséabonds qui attaquaient notre bien-être. Le monde entier se voyait ratiboisé, à leur image. Le jour où il n’y aurait plus qu’une seule grenouille, les hommes pleureraient ou seraient, comme dans les contes et leurs fins parfois tristes, immédiatement transformés en crapauds. Il serait bien trop tard.
La Bastide de la Source et son jardin ne font qu’un. Le moindre changement affecte l’ensemble. Au-delà, il n’en va pas autrement. Quand coassent les grenouilles, résonne le chant de l’eau et le cliquetis d’un monde qui continue de tourner rond. Il n’y a rien de plus sérieux que d’écouter le rire des grenouilles. Et nous rêvons chaque nuit du retour de la tortue.
Texte: Claude Marthaler/Photos: Martina Friemel