La forteresse Europe

Publié le 28/11/2021

A force de voyager, l’actualité me ramène souvent à une région et parfois même à un point très précis du globe que j’ai un jour parcouru. A des visages, des vies, des destins. J’en ai la chair de poule. Ainsi donc en va-t’il d’un passage de frontière, tout au nord de l’Europe, entre La Norvège et la Russie:

Sous la plume de Laure Stephan (Le Monde, 29.11.2021): « De mémoire de Lapons, on n’avait jamais vu ça: des demandeurs d’asile, en majorité irakiens et syriens, se présentant au postes-frontières finlandais de Salla et Raja-Jooseppi, à bicyclette, sur les route verglacées de l’Arctique. Quand les vélos ont été interdits, des familles ont continué d’affluer, à bord de vieille Lada poussives. En plein hiver 2015-2016, par des températures de -20 degrés, des migrants tentaient ainsi de gagner l’Europe depuis la Russie, en empruntant une route migratoire improbable. (…).

Juin 2011, extrait de L’homme-frontière. Du cap Nord à Istanbul, 10000 km à vélo aux confins orientaux de l’Europe (éditions Slatkine, 2013):

« La tentation de l’interdit me pousse ainsi à l’unique point de passage entre la Norvège et la Russie, à seulement 12 km de Kirkenes. Quelques véhicules aux plaques minéralogiques « RUS », qui font référence à la « vieille Russie », rentrent au pays. Au poste-frontière norvégien, une peau d’ours polaire est épinglée aux murs de bois. Il y a de l’eau courante et potable pour remplir mes bidons.Ici, on échangeait autrefois le sel russe contre des peaux de bêtes de la Laponie européenne.

Je distingue le poste-frontière fortement grillagé de l’insondable Fédération de Russie, cette terre des ombres allongées. Son Hinterland s’étend jusqu’à la côte pacifique sur 11 fuseaux horaires (quelques 9000 km de Smolensk à Vladivostok). Ici plus qu’ailleurs, le Vieux Continent m’apparaît comme un lopin de terre planétaire excentré face à qui « l’Ours russe », même amaigri depuis deux décennies par la dissolution de son empire, reste de loin le pays le plus vaste du monde, un aspect géographique qui a d’ailleurs toujours joué en sa faveur.  »

Durant mon récent voyage au Kurdistan irakien (septembre-octobre 2021), je rencontrai chaque jour de jeunes Kurdes s’apprêtant à s’envoler pour Minsk.

Hommes et frontières 4
Place de la Victoire à Minsk, dominée par le slogan géant « Les morts sont immortels ». (septembre 2011)

Si leurs motivations à fuir leur pays pour tenter leur chance ailleurs m’étaient clairs – absolument aucune perspective d’avenir ne s’offrait à eux – je ne saisis pas les raisons de leur étrange escale vers l’Europe qui les conduisaient à atterrir d’abord à la capitale du Bélarus, ce pays si fermé que j’avais traversé à vélo pendant un mois en 2011.

Puis vinrent les nouvelles récentes de ces migrants, en majorité des Kurdes d’Irak, coincés entre le Bélarus et la Pologne. Cette forêt où j’avais moi-même campé cette année là, précisément en octobre: « Depuis le début du voyage, je trouve presque toujours refuge dans la forêt pour camper et allumer un feu de bois. A chaque fois, je me crois seul quand soudain des aboiements de chiens retentissent, proches ou lointains, auxquels je finis d’ailleurs par m’habituer. Je me sens quelque fois dans la peau d’un fugitif et n’éprouve aucune peine à imaginer le chemin tortueux d’un clandestin dans les sous-bois. Mes habits de cycliste, froids et humides, puent la transpiration. Je m’animalise. Ce soir, la pleine lune jette des flocons de lumière sur ma tente. Au matin, les araignées ont tissés des toiles magnifiques, pleines de gouttes de rosée. Je jette un peu d’essence sur le bois humide pour faire démarrer le feu, réchauffe mes mains et mes pieds, puis prépare du thé chaud et passe rapidement les jointures de mes arceaux de tente pour les dégeler.

Poussant naturellement mon vélo hors de la forêt, je tombe nez-à-nez avec deux gardes-frontières en Land-Rover qui aussitôt contrôlent mon passeport. « Êtes-vous seul? Par quelle frontière êtes-vous entré en Pologne? » Ils me confirment le passage illégal d’alcool, de cigarettes et de migrants. Le même jour, je sors à nouveau de Pologne. »

Hommes et frontières