Great Divide #17, American(E)scape

Publié le 17/09/2018

Comme à chaque fois, je croyais pourtant y être préparé, mais quelques jours dans le wilderness  suffisent à me plonger dans une état second. Il ne faut jamais rien décider le ventre creux, la gorge sèche ou assailli par la fatigue, car tous les sens sont alors exacerbés. Le choc est grand de parvenir à Grants. La route d’abord, droite à l’infini, large, pas un piéton ni un flâneur, pas un cycliste. Je me sens perdu, rejeté, comme un intrus, agressé par le bruit continu. Et des institutions : la cour, la bibliothèque, la station de police. Comment diable cette Amérique des petites villes à la dérive a-t-elle de si belles bibliothèques et s’exprime-t-elle au travers d’une si persistente pauvreté architecturale, un manque de sens esthétique si avéré?

Grants, c’est une noeud ferroviaire et routier qui vous étrangle après deux jours de désert et huit litres d’eau à transporter. Lorsqu’on se sent élimé comme ces pitons de lave brute qui seules, dans cet univers minéral, ont su résister à l’érosion du temps. On croit alors parler aux pierres pour n’entendre que le râle du vent. Et soudain cette frénésie qui vous brûle les poumons, ce flux tendu de bruit où se suivent des stations-service bien établies ou à l’abandon, des enseignes délabrées, des façades décrépies, des motels en loques « on vacancy  » –forever faut-il préciser ?  Aires et garages de stockage, chaînes de magasins, drive-thru aussi bien pour la banque Wells Fargo que pour le McDo. Le monde entier soumis au diktat de la vitesseGreat Divide #17, American(E)scape 7Le rêve américain: bouger, sans le moindre effort, consommer de l’espace, ne rien voir, aller, toujours de l’avant, avoir de l’ambition. Une société molle et caféinée où la moindre échoppe propose des dopants, des énergisants, en poudre, en pastilles, en bouteilles et en voilà. Ne jamais manger assis, sauf au volant. Excessif, impétueux, le roadscape américain hait le vide et fait tout dans la démesure.Great Divide #17, American(E)scape 8L’interstate Highway se fond à la mythique Route 66, The mother road of America,  qui incarne l’esprit de conquête des pionniers car elle fut la première à relier dès 1926 la côte Atlantique au Pacifique. Pendant la Grande Depression des années 1930 et la vague de sécheresse du Dust Bowl, c’est par la Route 66 que les fermiers à la recherche d’un emploi migrèrent vers la Californie. Aujourd’hui, ce sont des hordes de motards qui chevauchent sans casque leur Harley-Davidson.La tête fièrement ceinturée d’un drapeau américain, la pointe de leurs bottes cloutées dépassant du corps de leur pétaradantes, ils se refont « Easy Rider »… Il y a aussi les couples de retraités au volant de leur longs Recreational Vehicule affublé du nom énigmatique de « wilderness ultralight ». Des cohortes de camions dont les moteurs déchirent la nuit de leur véhémence.Great Divide #17, American(E)scape 2En faisant les emplettes au supermarché « Brook s », je remarque la pauvreté des familles, souvent obèses et originaires du Sud. Un père de famille lorgne sur mon caddie, je viens de claquer soixante dollars de bouffe pour les prochains jours de route, fruits, légumes, biscuits, fromage, flocons d’avoine, etc. L’établissement excentré attire une clientèle de travailleurs immigrés.Great Divide #17, American(E)scape 4Ces bâtisses à l’abandon me font penser à la Chine et à l’ex-Urss où l’on ne perd pas de temps à raser ou à restaurer, mais où l’on érige le futur au milieu e la décrépitude et des laissés pour compte.A Grants, pas de réparateur de bicyclettes. Un artiste a cadenassé divers vélos peints de couleurs vives aux piliers d’une des nombreuses stations-services à l’abandon. L’énergie fossile fossilise-t-elle l’homme?Great Divide #17, American(E)scape 3Great Divide #17, American(E)scape 5