Great Divide #10, Oscillations

Publié le 19/08/2018

Le relief s’incline, s’amenuise, l’horizon est généreux…. avant les prochaines montagnes. Roulé sur du basalte  en poudre de quelques 60 millions d’années. Peut-être bien que cette Great Divide, en prenant son temps, nous emmène-t-elle vers des lieux ignorés par les médias, des refuges pour marginaux au grand cœur, des cabossés de la vie, des adeptes de la lenteur. Elle nous conduit aussi vers l’histoire de la conquête du pays, celle de la migration. Il y a 150 ans, une fois trouvé, le South Pass fut reconnu comme le plus aisé des Rocheuses d’Est en Ouest pour tous les migrants, aventuriers, desesperados cherchant fortune. Hier on y mourrait facilement de soif, aujourd’hui, on pédale pour s’abreuver d’espace.

Great Divide #10, The Songwheels 6

Great Divide #10, The Songwheels 7

Des maisons rénovées de South Pass, city émane l’atmosphère d’une époque où l’on savait tout faire de ses propres mains, en bois. Le temps de la ruée vers l’or. Les Blancs attirés par le brillant du sous-sol. South Pass city, forte de 3000 âmes, était alors la seconde ville du Wyoming. L’une de ses maisons recèle la première boîte noire d’Eastman Kodak (1888), mot magique prononçable dans toutes les langues.

Great Divide #10, The Songwheels 5

Au bar d’Atlantic city, aussi vaste que l’océan, le patron a le regard ténébreux. La cuisine standard est constituée, évidemment, d’un hamburger,  avec le triptyque habituel (mayonnaise, ketchup et moutarde),  accompagné de french fries. Personne ne crache dessus. Tout le monde sait que c’est le seul bar alentour; pour les cyclistes, c’est une oasis. Et puis, la cuisine est bien Le domaine américain qui n’est pas « great », même pour les Américains.

Great Divide #10, The Songwheels 1

S’en suit le « great basin »,  l’une des étapes les plus redoutées de la Great Divide. Une portion de désert, et pour certains une portion d’enfer. Face à la peur du vide, du rien, du néant, chaque cycliste trouve son rythme, sa parade, sa musique vissée aux oreilles ou sa zénitude. Monde minéral, blême, aride, no man’s land traversé d’antilopes d’Amérique et de chevaux sauvages, piqué de quelques derricks et une mine d’uranium sur le flanc de la montagne. Deux points d’eau, le Dagnius réservoir où je remplis mon outre de quatre litres (j’en boirai 5 litres sur 8 que je transporte), puis le soir même un lac de barrage que j’atteins au coucher du soleil. Un minuscule Sahara.

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Rawlings me désarçonne, une ville sans âme, hors sol. J’aimerais tellement qu’elle me mente.  Je passe sans transition du désert à un carrefour de highways,  balafré d’une voie de chemin de fer: la bruyante Amérique dans ce qu’elle a de plus banal, de moins enchanteur, de cauchemardesque, avec sa pléthore de stations-service, de supermarchés. On se sent soudainement d’un autre monde, éperdu, à côté de la plaque. Puis le soir même, une fois chargé de victuailles, je file dans le silence protecteur de l’immensité, campe sur le promontoire d’une presqu’île avancée et plonge dans son eau froide. Le vent souffle sur cette proue de bateau terrestre, le ciel prend des allures océaniques,  me voilà tout entier réconcilié par cet irremplaçable point de vue ouvert sur le monde.

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