El Viaje

Publié le 18/03/2021

El Viaje (Réalisation: Fernando Solanas, 140′, 1992). Vous pouvez le visionner en ligne du 22 au 28 mars, dans le cadre du festival Histoire et Cité.

C’est mon film culte du voyage à vélo, qui va bien au-delà!

Voyage, voie sans âge

Le jour se lève sur la baie d’Ushuaïa, une aube du monde au sud du sud. Martin Nunca enfourche son vélo, aspiré par un puissant appel du large vers la seule échappatoire possible: le Nord, sans doute aussi pour ne pas le perdre.

Dans le Colegio Nacional Modelo semblable à une sinistre prison, de gigantesques tableaux baroques de généraux tombent les uns après les autres sur un air nostalgique de bandonéon. Même la statue de bronze de Saint-Martin, le grand libérateur du Sud juché sur son cheval, s’envole de son socle. Le monde concret où tout se calcule est au bord de l’effondrement. La Terre de Feu dérive sous un ciel écrasant. Tournevis, son meilleur ami, chante sa rébellion et tire sa seule force en la croyance à sa bonne étoile. Il sera le premier à quitter « El culo de mundo » pour tenter sa chance de musicien illuminé à Buenos Aires.

Partir, tout quitter et ne rien emporter. Aussi libre que fragile, rebelle qu’explorateur, ses pneus vacillent entre les congères de neige. Comme un oisillon qui tombe de son nid, il peine à prendre son envol vers l’âge adulte; il chute. Sa frêle silhouette s’évanouit. Dans son rétroviseur se dérobe l’ami de sa mère qui lui tout donné, sauf l’amour. Violeta qui lui a tout donné, même un enfant, avorte face au refus de ses parents. La mort dans l’âme, Martin Nunca fuit sa ville natale et entame ce déchirement fatal qui précède toute libération, comme une blessure tectonique par nuit de pleine lune. Mille raisons de rester, autant de partir. Voyager, c’est apprendre à disparaître. A quêter aussi.

Il s’en va pour de bon, sur les traces de son père fantasmé, à la fois auteur de bande-dessinée, géologue et opposant politique. Sait-il seulement qu’on ne va jamais aussi loin que lorsque l’on ne sait pas où l’on va? Au fur et à mesure qu’il croit saisir la réalité, il se perd, s’émerveille et s’érode au contact d’un continent sud-américain, le sien, qui a survécu à tout, sauf à l’invasion blanche. « Je suis comme une bicyclette qui déroule ma bande dessinée, je sais qu’au bout j’arriverai, sans cesse je reviendrai, je suis tout ce que j’ai vécu, avec mes doutes en plus, je sais que je serai toujours le même, s’il y a une réponse à la fin » fredonne une voix de muse en entonnant le refrain de ce film-culte qui vous ramène aux racines nomades de l’humanité, car la question des origines est à l’origine de toutes les questions. Oui, comme une bicyclette, il pressent déjà qu’il trouvera l’équilibre en mouvement, la juste vitesse pour pouvoir se laisser grandir. En un tournemain, Martin boucle son sac sous la toiture, danse de joie avec sa bicyclette et s’échappe, libre comme l’air. Voyage, voie sans âge.

Americo Inconcluso

Martin Nunca est bien sûr le personnage central de ce road-movie délirant, mais le véritable héros c’est un peu vous ou moi, chacun d’entre nous. Prêt à renaître à chaque instant, à chaque nouvelle rencontre. Pédalant dans le quotidien fait de drames et de petits riens en rade d’une terre minuscule. ramassée dans une cuvette, avec pour seule ouverture la gouille du lac Léman et le Mont-Blanc, comme si partir d’ici, c’était forcément s’élever.

Il y a d’abord le vacillement d’une voix intérieure à l’ insouciante légèreté qui nous susurre de nous laisser simplement… aller. Un frisson de peur euphorisant, une attraction magnétique puis le saut dans ce vide qu’est l’inconnu, lointain écho de sa propre naissance, suivi d’un abandon total au mouvement perpétuel. Et puis l’illusion, une fois en selle, de tenir fébrilement son destin entre ses mains, pourtant satellisé autour d’une planète ronde d’ivresse. Bien vite se révèle la solitude absolue du pédaleur de fond, mais aussi cette incomplétude fondamentale créatrice d’hallucinations: le désir par exemple (assouvi par le cinéma) de rencontrer la femme de sa vie, déposée comme par enchantement en bordure de sa route. S’impose le besoin de composer le puzzle de sa vacillante identité en ressentant à fleur de peau l’insondable unité des hommes. L’errance est pleine d’erreurs, de détours, d’arrêts, d’échecs, d’interrogations et de découvertes dans un pays qui n’existe pas. Je, vous , il, nous sommes tous « des inventeurs de chemin », comme le héros de la bande dessinée du père de Martin qui disait aussi: « Quand on prend une décision, toute la vie change et s’adapte à nos projets ».

Martin Nunca passe du vélo au voilier, atteint le détroit de Magellan et revisite mille épaves venues d’Espagne pour chercher de l’or. A son insu, il remonte en sens inverse la longue nuit de cinq cents ans de colonisation, cette cicatrice ouverte fondée aussi sur le massacre des Patagons et l’esclavagisme, si éloignée de l’exotisme. Ses roues tournent à un rythme lancinant à travers cette infinie Patagonie. Rien. Personne. Happé par cette démesure, déstabilisé par le vent, Martin ne comprend plus rien aux frontières invisibles, pourtant tracées par l’homme. Quelques estancias, des troupeaux de moutons et des plateformes pétrolières. Quel sens donner à tout cela mis à part le mouvement? Soudain, il rencontre le malicieux Americo Inconcluso (Amérique Inachevée) qui le fait monter à bord. Qu’importe désormais le moyen de locomotion, le moteur du voyage ne sera plus le cycliste, mais les rencontres. Ce chauffeur cubain avale tellement de kilomètres au volant de son camion qu’il incarne le continent métissé à lui tous seul. « Quel âge as-tu? » lui demande le protagoniste. « – Soixante ans et et je ne sais combien de dictatures, de paquets d’invasions. Quelle horreur! Je me souviens de tout, de l’assassinat, de… Je conduis avec la foi. Le chemin, je me l’imagine. Je le sens dans les tripes. En cinquante ans, je ne me suis jamais perdu. » Comme un enfant émerveillé qui réside en chaque voyageur, l’inconnu qui fut craint se transforme en un allié désirable. Désormais, chaque rencontre l’éclaire un peu plus. Martin Nunca chemine, inachevé comme l’Amérique.

El Viaje, mon film culte du voyage à vélo 6

La perte de l’innocence

Dans ces années Menem, submergées par la privatisation à tout crin et la dollarisation du peso argentin, le pays se transforme en un seul et vaste cloaque. L’eau (et la merde) montent? Qu’importe, on vendra même des parcelles d’eau! Tout est à vendre, la planète entière! Le pêché s’est élevé au rang de vertu. Martin quitte la terre ferme, perd pied, navigue à vue dans l’univers flottant de la vie, bourrée d’intrigues, où rien n’est jamais acquis, en vaine quête de son enfance perdue. Il fuit l’oubli, à la recherche affolante de sa propre ligne de flottaison.

Un voyage tue les illusions. Martin Nunca perd son innocence, mais chaque lieu conserve sa mémoire. Buenos Aires se souvient: tout a commencé ici avec un rêve de l’armée anglaise, en 1816…

Le pire des pêchés: ne pas être heureux

A chaque avancée, l’horizon recule un peu plus. Pourtant, à mesure qu’il parcourt les pourtours de son continent, sa conscience s’élargit, désormais panoramique comme la vision d’un oiseau. Accueilli comme un fils, parfois secouru, toujours apprécié, il rencontre les Indios chassés des terres fertiles, qui font preuve en toute circonstances d’abnégation de patience et de dévouement. Les plus pauvres l’aident et Martin Nunca se couvre d’une immense dette de reconnaissance. Le sentiment d’injustice le taraude: comment porter ce lourd fardeau? Tant de civilisations décapitées! Il parvient au Machu Pichu. Les Incas le fascinent « eux qui attrapaient le soleil, la lune les étoiles et les comptaient en marchant. », puis les Quechuas ou les Mayas qui découvrirent la rotondité de la terre, inventèrent le zéro, mais tous furent envahis et exterminés. Il touche aux sombres et irrémédiables strates de l’histoire qui zébreront à jamais son coeur comme des éclairs. Ses émotions l’assaillent et lui pèsent. A Cuzco, il se fait détrousser, puis tombe amoureux, ce qui l’allège. Le voyage lui infuse peu à peu trois gages de survie: l’équanimité, la résilience et la tolérance. Il conserve toutefois sa légèreté en se souvenant des écrits de son père: « Il est aussi important de se réaliser que de s’amuser dans la vie. Ce serait triste de mourir en se disant avoir commis le pire des pêchés: ne pas être heureux ».

El Viaje, mon film culte du voyage à vélo 5

La vie n’a pas de prix

Martin Nunca gagne en audace, change une fois de plus de moyen de locomotion et franchi illégalement la frontière brésilienne couché sur le toit d’un train, atteint l’atmosphère étouffante de l’Amazonie. Baigné de lenteur, il affûte son sens de l’observation, rien ne lui échappe mais tout l’expose. Le voyage lui fait voir de toutes les couleurs, passant sans transition de l’ombre à la lumière. Se retrouvant sans le sous, il relativise pourtant bien vite sa condition de voyageur volontaire en découvrant la clameur des va-nu-pieds, le travail exténuant des mineurs exploités à la recherche de l’or, leurs corps noués jusqu’à l’épuisement. Nunca vit aussi son propre déracinement et la douloureuse solitude, fille du voyage. Brasilia, la  » capitale utopique  » lui apparaît d’une brutale modernité . Puis, en pleine forêt, il assiste à un assassinat de sang froid par des coupeurs de route. Menacé de mort, il prend ses jambes à son cou, trébuche dans la boue et comme un animal traqué échappe de peu à sa fin. Gisant sur la piste, il doit sa survie au passage inopiné d’une vieille connaissance: le joyeux saltimbanque Americo Inconcluso qui le fait monter à bord de son camion en saisissant son désarroi sur le vif. Sa voix se ternit. Il raconte: « J’ai vu beaucoup de choses dans ma vie, mais ça, jamais: en six minutes, trois mille morts à Panama (une allusion à l’opération  » Just Cause « , l’invasion des troupes étasuniennes en décembre 1989). Je suis la voix et les oreilles du monde; l’info circule en camion, mais pas un mot dans la presse. Je te le dis: la vie d’un sud-américain ne vaut pas un clou. Combien de morts encore jusqu’à ce qu’ils nous respectent? ».

Heureux qui comme Ulysse

Martin Nunca jette son vélo et plonge dans l’océan alors que la crise propulse les populations du monde entier dans le tourbillon sauvagement orchestré du  » New World Order  » qui ne semble guère le toucher. Mais en route vers le Mexique et son père, Nunca apparaît pour la première fois songeur, griffonnant son carnet de notes. Le voyage lui révèle l’impermanence des choses et l’oblige au réel: « Je ne cherche plus mon père comme avant. Je l’ai découvert dans ce voyage. Je peux le voir tel qu’il est. Celui de tous les personnages rencontrés.(On vit à travers les autres, ils portent notre mémoire, celle du monde) et celui que j’imagine. Même s’il a toujours été absent, tout ce que j’attendais de lui, ce voyage me l’a donné ». Martin Nunca pleure lorsqu’il réalise qu’il ne le retrouvera  » jamais « , – » Nunca « , comme son nom de famille l’indique. Ultime pirouette cinématographique avant l’acceptation: l’hallucination d’une embrassade avec son père conduisant un camion décoré de Quetzalcoatl, le serpent à plumes de la mythologie aztèque. Cette fois-ci, il l’a compris, comme chacun d’entre nous, son envol, il le fera seul. Martin Nunca renaît l’âme apaisée:  » Je ne le cherche plus comme avant. Je veux le laisser tranquille. On est ensemble. Je le porte toujours en moi « . Faire le tour de son continent pour se trouver et le posséder. Full circle: au son d’un bandonéon, son sourire perce le pare-brise comme la chrysalide de son enfance. Je, tu, vous, il, elle, heureux qui comme Ulysse revient d’un long voyage…

© Claude Marthaler in La Revue du Ciné-club universitaire, Genève/ 2012 no 3/ LOCOmotion.

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