Hommage à Dervla Murphy, partie pour son ultime voyage

Publié le 25/05/2022

Dervla Murphy est partie le 22 mai 2022, à l’âge de 90 ans, pour son ultime voyage. Le 27 juin 2014, avec Claire Delune, je la rencontrai chez elle et pus enfin me faire dédicacer « Full Tilt » (1965), le récit fondateur de son voyage à vélo de son pays natal jusqu’en Inde, découvert à la fin des années 1970.

A lire et visionner: L’hommage de Sinéad Crowley sur RTE News à Dervla Murphy; sous la plume de Veronica Horwell in The Gardian, Dervla Murphy, écrivain voyageur, 1931-2020 d’Olivier Quirion dans le Grand Plateau ou Following Dervla de Willie Weir (June 30 2022) et Dervla Murphy dies (August/September 2022), ces deux derniers articles paru dans Adventure Cyclist magazine.

C’est avec une très grande émotion que je souhaite contribuer é mon tour, bien modestement et très reconnaissant, à rappeler son accueil si chaleureux, sa personnalité si ouverte et si curieuse, son franc-parler et sa chaleur humaine – et bien sûr la qualité indéniable de son travail d’écrivaine.

Dervla Murphy fut une auteure prolifique (26 livres), critique, une véritable conscience de notre temps, très connue dans le milieu anglophone de la littérature de voyage. Quand donc un éditeur francophone s’attelera-t-il enfin à la traduction de son oeuvre?

Je vous invite à (re)lire « Dervla Murphy, la pensée en roue libre », son portrait qui a trouvé place en pages 166-173 de mon ouvrage A tire-d’Elles. Femmes, vélo et liberté (2016):

Dervla est entrée en littérature le 7 janvier 1963, en enfourchant Rossinante ou simplement Roz, sa bicyclette au cadre d’homme (elle parle de son vélo comme d’une personne). Sans aucune espèce de volonté de record et sans compteur kilométrique, avec la seule envie d’avoir du plaisir à découvrir le monde, armée d’un pistolet chargé qui lui fait bien plus peur qu’il n’effraierait n’importe qui d’autre !

Elle quitte son Irlande natale pour l’Inde, par l’un des hivers les plus rigoureux d’Europe centrale depuis presque deux décennies. Le froid extrême transforme bientôt la vaillante voyageuse en fugitive démoralisée, si bien qu’au plus mordant du mercure, elle jettera son vélo dans la benne chaînée d’un camion – « la plus grande frustration du voyage ». Mais l’importance est ailleurs : dans la concrétisation d’une ambition vielle de vingt et un an.

Ses débuts furent pourtant longs et difficiles: elle quitta l’école à 14 ans et passa les prochaines 16 années à s’occuper de sa mère atteinte d’une polyarthrite rhumatoïde qui en mourra en août 1962. Malgré sa maladie dégénérative, elle ne s’est jamais plainte et a constamment encouragée sa fille. Une disparition précédée par celle de son père, emporté par un néphrite un an et demi auparavant. Mis à part quelques brèves sorties à vélo en Europe continentale, elle n’eut donc pas jusque-là loisir de goûter à l’ivresse du voyage. Et pourtant déjà, du haut des ses quatre ans, l’enfant unique annonce naturellement à sa mère : « Je veux écrire des livres ». Pour ses dix ans, elle reçoit un vélo de ses parents et un atlas d’occasion de son grand-père. Peu de temps après, elle se décide de pédaler jusqu’en Inde. Le sort en est « sellé » : elle prendra la route et la plume pour ne plus les quitter.

Loin de la civilisation

Dervla trempe sa plume dans l’histoire avec la précision du chirurgien et l’humanité d’une intrépide voyageuse. Dans le fond, on pédale toujours en silence, comme dans un livre : à l’intérieur de soi-même. À force, on atteint un point de non-retour, ne sachant plus très bien si l’on fait partie du vélo ou du manuscrit ou si son « alter ego » fait partie de soi. Riding or writing ?, la fine frontière entre guidon et plume est floue : on transpire à l’arrivée d’une étape comme à la fin d’un chapitre. À la perpétuelle recherche de l’équilibre vital : trop lent, on s’égare, trop rapide, on se met en danger. Comme l’écrivit Thierry Consigny :« La finesse du pneu qui découpe le bitume en traçant sa route, est la même que celle de la plume qui gratte le papier ». Souverain et vulnérable, on reste essentiellement un funambule.

Dervla Murphy est une artisane, une marathonienne acharnée, empathique et sincère. Avant tout une infatiguable marcheuse, même si l’étiquette de cycliste lui colle à la peau. Comme l’ermite, elle est solitaire et allergique à la modernité. Elle se déplace lestement, les pieds nus enfilés dans des tongues, le haut du dos voûté, endossant un tee-shirt à l’effigie du Che, The legend indique le verso. Le chemin d’herbes folles qui mène à Old Market, sa maison, semble à lui seul refléter son être intime.

Lorsque qu’elle écrit, un simple cadenas barre son portail. Elle se retranche alors du monde pendant quelques mois, afin que l’état de concentration revienne, le temps d’accoucher d’un nouveau livre. Douloureusement. Clairvoyante, Dervla remarque : « Avec l’internet, j’ai la désagréable sensation que quelqu’un m’épie constamment par-dessus mon épaule. Aujourd’hui, chacun a quelque chose de coincé dans l’oreille, coupé du monde alentour, je crains ces petits murs sociaux.».

À 83 ans, son oeuvre se compose de 25 titres, presque tous des récits de voyage. À l’automne 2014, elle s’apprêtait à se rendre au Liban et en Jordanie, pour voir des amis dans la bande de Gaza, et finaliser son prochain récit, aujourd’hui publié. Ses deux derniers livres, consacrés à la Palestine et à Israël lui valent pour la première fois de sa longue carrière, d’être boudée par la critique. D’une honnêteté passionnée, elle lit pourtant tout sur le sujet, les murs de sa maison sont tapissés de livres, et ne manque jamais de recueillir sur le terrain (une rareté à notre époque) des témoignages des deux bords. Dervla est dotée d’une plume d’une rare lucidité, acquise au cours de ses nombreux voyages. C’est une écrivaine engagée qui tient sa révolte et son érudition de son père bibliothécaire, un fier indépendantiste, autrefois proche de l’IRA. Bien établie dans le monde des écrivains-voyageurs anglophones, elle reste (encore) superbement ignorée par la francophonie. J’avais lu Full Tilt, son premier opus, il y a plus de trente ans, sans me douter une seule seconde que j’aurais un jour le privilège d’en rencontrer l’auteur. Dervla ignore que son premier récit – une femme seule, à vélo, dans les années 60 – continue de marquer la jeune génération. Juliana Burhing, Emily Chappell et Shannon Galpin me l’ont citée avec une profonde admiration.

Full Tilt est le récit fondateur de cette pionnière et inspiratrice, où elle évoque son voyage à vélo d’Irlande jusqu’en Inde. Elle révèle son côté précurseur dans cet ouvrage essentiel, en particulier pour les passages qu’elle consacre à l’Afghanistan. Un pays dont elle tombera instantanément amoureuse et qui semble l’avoir marqué à jamais. Dans cette terre où « Tous les hommes autour de moi portent des armes comme les Irlandais des parapluies », elle bazarde son pistolet. Le thé y est servi par pot – pas par verre comme en Turquie ou en Iran. Un ample emprunt au temps, presque une marque philosophique.

Lismore, 27 juin 2014

Passé le portail ouvert de sa demeure, le silence nous1 intimide. (). Une radio crachote l’irlandais, cette langue à nulle autre pareille. Nous sommes à Lismore, à quelques heures de de route de Dublin et venons de frapper à la porte de cette grande Dame, qui n’a pas perdu une once de flamme en poursuivant son petit bonhomme de chemin. Les cheveux courts et l’allure masculine, Dervla nous accueille par une énergique poignée de main et un « Une bière ? Elle tire aussitôt de veilles enveloppes en carton et de petits tapis pour nous inviter à nous asseoir sur les bancs de pierre encore froids. S’éclipse et s’en revient, empoignant trois bières fraîches, suivie par ses trois chiens, dont l’un s’appelle Guiness, comme la bière qu’elle affecte. Sa voix rauque trahit un excès d’alcool, de cigarettes et de café.

Dervla prend le temps de recevoir, avec le sourire et à la bonne franquette. Elle n’est pas du genre à s’embarrasser de formalités. Pain maison, olives, bière et ginger ale. Tout y est brut et délicieux à la fois, sans manières ni faux-semblants. Le thé aussi coule à profusion. Notre hôte veille à ce que nos verres soient toujours remplis. Il fallait s’y attendre : la conversation saute du coq à l’âne et nous entraîne loin de Lismore, très loin, autour du monde. J’ai de la peine à prendre des notes, tout entier fasciné par son franc-parler, ses propos intelligents, et tout ce qu’elle représente pour moi en tant que pionnière et écrivaine-voyageuse accomplie. Dervla a le tempérament sanguin, sa simplicité n’a d’égal que la vaste étendue de ses connaissances. Chacun des ses propos s’appuie sur une montagne de références. Histoire, politique internationale, moeurs, elle passe tout en revue. L’état du monde actuel la tracasse. Mais en matière d’interview c’est elle qui nous pose des questions. Curieuse en premier lieu de connaître nos avis.

Dervla s’émerveille comme une enfant en feuilletant mon livre de photos2. Elle a le regard vif, éclatant de rire à tout bout de champ. Parmi se auteurs préférés, elle cite Peter Emerson, Halem Murray, Amita Conti, Bettina Selby, Collin Thubron, Ella Maillard, Nicolas Bouvier – ce dernier luit tient particulièrement à coeur. Elle ne s’étend pas sur Heinrich Harrer qu’elle a croisé un jour à la Royal Geographical Society et dit en passant qu’on lui avait proposé d’écrire la biographie d’Alexandra David-Neel. Lorsque je lui demande ce qui fait un bon récit de voyage, elle ne prononce pas même un mot sur le style, mais dit simplement : « Il faut s’éloigner des routes. Moins on possède d’argent, plus on est en contact avec le pays. Lorsqu’on voyage seul, on est en totale dépendance, c’est un bon départ car on montre aux autres qu’on leur fait confiance». Toute sa vie, Dervla a eu l’obsession scrupuleuse de s’approcher au plus près des êtres et des réalités sociales, de témoigner. Elle nous rend le monde à la fois plus vaste et plus intime.

« C’était ma grande ambition d’écrire des nouvelles. Il est important de savoir jeune ce qu’on sait faire et accepter ses limites.  Je n’ai aucun talent pour les langues étrangères ou la photographie, qui ne sert que de notes à ma mémoire. »Dervla plaint les jeunes écrivains astreints à toutes sortes d’activités annexes et qui ne peuvent se consacrer pleinement à l’acte d’écrire. « J’ai le privilège de vivre de ce que j’aime » ajoute-t-elle. « Avec l’âge cela devient de plus en plus difficile d’écrire. Ma fille me seconde et s’occupe de l’editing ». Car l‘écrivaine travaille à l’ancienne : « Le problème est de trouver encore de nos jours suffisamment de ruban pour ma machine à taper! ». À l’opposé, de plus jeunes écrivains de voyage qui aiment à mélanger réalité et fiction elle pense qu’un auteur de récits de voyage doit s’en tenir s’en tenir aux seuls faits. Mélanger fiction et réalité n’est pas une bonne idée, parce que les générations futures risquent de prendre ces récits pour des témoignages historiques. Ou alors, il faut clairement avertir le lecteur. En effet, « donner de l’importance à la mémoire est une question de responsabilité » nous rappelle l’aventurière et écrivaine, dont l’oeuvre entière est un témoignage vivant de l’état du monde.

Claude Marthaler

1 La rencontre avec Dervla Murphy s’est déroulée en présence de Claire Carvallo, une amie.

2Dans la roue du monde, Éditions Glénat, 2004, (épuisé).