Carnet de voyage Afrique-Asie #6: « Notre vision romantique du désert colle mal à cette route infinie »

Publié le 07/11/2022

CARNET DE ROUTE (6) – Claude Marthaler et Nathalie ont quitté Tripoli pour le désert. Si les touristes vont vers le sud, les immigrés remontent vers le nord.

C’est un vendredi, le jour de congé hebdomadaire, que nous quittons Tripoli par le gigantesque « rond-point de la mort ». Tout autour, d’innombrables immigrés clandestins brandissent un rouleau de peinture, un robinet ou une ampoule en attendant qu’un Libyen veuille bien les embarquer pour un travail. Ces journaliers se comptent par milliers, mais comment le savoir dans ce pays qui ne connaît aucun recensement de population?

MALHONNETES Alors que je m’apprête à immortaliser le Grand Leader, une voiture banalisée bardée de trois antennes s’arrête sur le bas-côté. Les quatre hommes à bord en tenue militaire et le visage enveloppé dans un chèche ne rigolent pas. Nous poursuivons notre route comme si de rien n’était. Dans la même journée, un Libyen, lui-même immigré en Angleterre, nous met en garde face aux étrangers, tous malhonnêtes, sous-entendu les « Noirs ». Plus loin, un employé du Ministère de l’intérieur, nous demande si nous avons besoin d’aide en évoquant « l’amitié entre les peuples », vieille rengaine marxiste…

Un chauffeur de « taya-auto » de fabrication chinoise nous klaxonne et en descend. En deux temps, trois mouvements, il esquisse une planisphère sur une feuille de calepin. Son compère n’a d’yeux que pour Nathalie. Chacun pense pourvoir mettre le monde dans sa poche. Em Libye, si les touristes descendent vers le sud, les immigrés remontent vers le nord pour survivre.

LE DESERT

Mais bientôt, plus rien – mis à part des puits et des cimetières de voitures ahurissants – ne ponctue le Sahara, véritable « océan de sable » qui traverse l’Afrique su 5000 km de la Mauritanie au Soudan. Même la luminosité du ciel dissimule les câbles à haute tension qui filent sans répit. Notre vision romantique du désert colle mal à cette route infinie aussi prévisible qu’un général. Nathalie lâche: « C’est à coup de souffrance que j’avale ces satanés kilomètres! »

Heureusement, les bivouacs autour d’un feu de palme et la vue inédite d’un chacal durant la nuit nous réconcilient avec cette étendue insaisissable. Et puis, les Libyens ont su garder leur sens naturel de l’hospitalité. Aussi incroyable soit-il, on nous propose même parfois de l’argent! De plus, sachant que leur pays souffre d’une mauvaise image, ils veulent à tout prix que le visiteur en retienne une bonne impression

MODELE SUISSE A Nalut, un navigateur aérien nous invite chez lui.Son salon est décoré de diplômes dont l’un provient de Tchékoslovaquie, où il a suivi sa formation militaire. Autour d’un couscous, Himli zappe distraitement ses centaines de programmes TV. Pêle-mêle, il nous dit que le désert contient encore des bombes non explosées de la Secondes Guerre mondiale et que « Kadhafi » présente souvent la Suisse et les pays scandinaves comme modèles de démocratie. A la demande de Nathalie qui insiste pour remercier sa femme pour le repas, il nous présente ses filles voilées. Puis c’est le tour de ses fils, dont l’un d’eux est obèse. Elle lui demande alors si ses enfants font du sport. Himli réponde dépité que ce dernier « mange tout le temps et ne joue qu’au game-boy »! Partis en voyage chercher des différences, on s’aperçoit bien vite que le défi de l’éducation, comme tant d’autres d’ailleurs, se pose de façon universelle.

Par un vent furibond et un ciel hivernal, la petite station-service perdue dans ce paysage désolé se transforme bien vite en un petit paradis. Le patron, un jeune Libyen, nous verse de suite deux bols de soupe aux lentilles. Son employé, un Malien, en a presque les larmes aux yeux lorsque j’évoque le fleuve Niger, Bamako et Tombouctou. Je lui demande en français s’il ne souffre pas trop de la déconsidération générale des Libyens pour les gens de couleur et il a l’élégance de me répondre « parfois ». Je ressens le poids de son isolement, la distance qui le sépare des siens auxquels il envoie régulièrement ses maigres économies.

« MAFICH MOUCHKILA » Etrange route où le seul lien au monde extérieur, des bornes téléphoniques oranges, ont été décapitées et dont on retrouve les hauts-parleurs parfaitement installés dans les véhicules! A un des check-points, un policier rencontré la veille et étonné que nous soyons parvenus que jusqu’ici en une journée, me fait: « Hier soir, tu nous a dis que vous vous rendiez à Ghadames… (à 500 km, sic!). Deux flics en civil nous demandent: « Ou est votre guide? Votre agence? Votre liste? », me rappelant la question russe par excellence: « Ou est votre groupe? » Ils restent bouche bée devant Nathalie qui roule à bicyclette – autant que nous devant certaines Libyennes dont on aperçoit tout juste un oeil! Puis ils nous rendent nos passeports par un « Mafich Mouchkila! » (no problem!).

Un vibrato en l’honneur de Nathalie

Feuwzu travaille dans le pétrole. Il nous aborde à Sinawan comme si nous nous connaissions depuis toujours. Nous visitons l’un de ses amis en instance de mariage, en retraite depuis deux semaines dans une maison à l’écart de son vilage. Dans celle de sa famille, les femmes chantent un vibrato en l’honneur de Nathalie et la retiennent dans l’espoir qu’elles danseront ensemble toute la nuit!

MERE DE TRIPLES De retour dans sa maison, on vient nous servir le souper et tout le monde se retire, nous laissant ainsi manger seuls. La mère de Feuwzi propose alors à Nathalie de lui peindre les paumes et les pieds au henné. Les soeurs de notre hôte, plus curieuses que timides, profitent de son dos tourné pour approcher Nathalie et la bombarder de questions. Au travers d’une photo, elles découvrent très excitées que l’étrangère qui pédale est aussi… une mère de triplés et… une grand-mère… de 46 ans!

Le lendemain, la grand-mère arabe, radieuse, noue un foulard autour du visage de son égale aux yeux bleus. Espérant sans doute une conversion future dans ce pays où il paraît imcroyable de ne pas croire, elle s’exclame « Miya-miya! » (cent pour cent!). Quant à moi, mes cuissards longs de vélo l’ont dissuadée d’emblée de toute tentative de classification! C’est ainsi que les multiples rencontres nous ont permis de développer plusieurs stratagèmes parfois fantaisistes, dont celui de « grand-père Claude » apparaît le moins convaincant!

UN MIRAGE Enfourchant sa bicaclette, Nathalie perd aussitôt son statut respectable de grand-mère. Je ris encore de voir ce chauffeur de pelleteuse qui déblaie le sable. le pauvre bougre s’est oublié en marche arrière à la vue de Nathalie qui attaque vaillamment la montée en danseuse! Sans doute un mirage dans ce désert où le vent façonne à chaque instant des dunes aux formes érotiques s’épanchant à même le goudron. Si le râle du vent, tel le ronronnement d’un moteur se per4oit à mille lieues, contrairement à lui, il n s’offre jamais à la vue. Il sait conserver le mystère de son existence. A la clarté de la lune, les lenticulaires soulignent l’étirement de la mer de sable où sont nées toutes les religions monothéistes. Comme si, à force de s’enfoncer dans l’incommensurable désert, il ne restait au cycliste, à la grand-mère, au conducteur de pelleteuse et à tout homme nul autre choix que de s’y soumettre!

Claude Marthaler/Ghat, Libye, 22 décembre 2005, kilomètre 2980