Carnet de route Afrique-Asie #9: L’incroyable gentillesse des Libyens

Publié le 26/11/2022

CARNET DE ROUTE (9) – « Pas un jour ne passe sans que des automobilistes rebroussent chemin, nous tendent pain, eau minérale, fruits. » Le triste sort d’un clandestin malien.

La nuit ensevelit ce paysage fauve. Au loin s’agite une ampoule verte. Pour sûr, c’est un bâtiment officiel. La couleur verte, associée à l’islam, tourne ici à l’obsession: drapeau national, livre vert, bâtiments gouvernementaux, épiceries, murs d’enceinte, auberge de jeunesse.

Des containers en triste état annoncent un check-post: deux chines, un chat et huit policiers. « Avez-vous faim? », s’enquérit l’un d’eux qui se présente comme Abdul. Devant notre sourire, il allume un brasero et enjoint de nous réchauffer autour.

« SALAMALECS » Le froid nous évite les interminables « salamalecs » (salutations) d’usage. Nous tombons à pic, c’est l’Aïd-el-Kébir, la fête du mouton. Il découpe un morceau de la bête suspendue et prépare la grillade. Son collègue nous filme aussitôt avec son téléphone portable, puis nous prépare un café bien mousseux en émulsionnant une cuillère de Nescafé avec du lait condensé.

Je commence tout juste à apprécier cette présence policière quand l’un d’eux, pour une raison que j’ignore encore, croit bon de me montrer furtivement quatre fiches signalétiques d’immigrés clandestins et leurs photos. Après quelques éclats de voix lointains, il revient avec « un Malien » fraîchement attrapé et le confine dans un baraquement.

Des bruits de « bousculade » nous parviennent. Lorsque le Malien se met à gémir, Abdul pousse le cassettophone à plein volume. Soudain, en pleine nuit, un haut-parleur pourri crache se décibels. Angoisses dans nos sacs de couchage, nous imaginons le pire.

LIEU MALSAIN Un regard distrait jeté au drapeau libyen ce matin nous indique un vent pleine face, mais nous sommes pourtant déterminés à quitter ce lieu « malsain » le plus vite possible. J’entends le ronronnement apaisant d’une théière. Le policier de faction évoque l’infection de sang contaminé (sida) dont ont été victimes de nombreux enfants libyens. Il adopte la position officielle selon laquelle quatre infirmières bulgares et un médecin palestinien auraient volontairement introduit le virus dans son pays. Les cinq accusés sont en prison depuis 1998, en attente de leur procès. « En Libye, il n’y a ni alcool, ni sida! » insiste-t-il, convaincu.

Quarante-cinq kilomètres plus loin, au second check-post, nous parvenons pile-poil à l’heure du barbecue. Les policiers tout affairés à prendre le soleil, nous accueillent à bras ouverts. Nous brisons leur routine qui consiste à laisser négligemment passer bon nombre de véhicules! Cinq kilomètres plus loin, un troisième check-post, ils sont décalés d’un jour du calendrier musulman et dépècent juste leurs moutons…

LA MONTAGNE NOIRE Coulées de roches éruptives noires alternant avec des traînées de sable clair: ainsi se présente le Dejbel El Sawal (la montagne noire). Nous distinguons au dernier moment des chameaux sauvages et je me demande comme ils trouvent pitance dans ce massif rugueux. Une descente conséquente nous mène à la première ville. Lassés du vent, nous sommes saisis d’un certain malaise en traversant les villes nouvelles de Sknah, Hun et Waddan. De massifs portiques s’ouvrent sur d’immenses terrains vagues cerclés par des murailles de birques mal ajustées. Tout semble inachevé, démesuré, presque surréaliste.

L’homme se frotte ici à une géographie de l’infini et exprime son désarroi en parcellisant l’espace. Chacune de ses marques prend une grandeur naturellement amplifiée. Ainsi, les dictatures, qui ont toujours eu un faible pour l’alignement des choses et des hommes semblent trouver dans le désert le terreau parfait de leur expression grandiloquente. Entre deux villes pourtant, l’incroyable gentillesse des Libyens, peu habitués au tourisme, n’arrête pas de nous surprendre. Pas un jour ne passe sans que des automobilistes rebroussent chemin, nous tendent pain, eau minérale, fruits, falafels!

LIBYEN ATYPIQUE A 35 ans, Saad est un Libyen atypique. Vêtu de sa djellaba, il surgit débonnaire entre deux piles de légumes d’un marchand. Il nous fait singe de suivre sa Peugeot pourrie vers sa baraque qui, avec sa vaisselle empilée et ses tapis élimés, tien tout d’un squat ou d’une planque de célibataire. Les murs peints d’un bleu vif et le pourtour rose des portes entaillées en « S » égaient un univers habituellement si austère.

Dès que j’ai le dos tourné, il propose à Nathalie de l’emmener en Suisse, en frottant ses deux index, un geste sans équivoque… « Ma maison est la tienne, mais ce soir je mange Suisse! », nous fait-il clairement comprendre. Habitués à être reçus dans les familles, « comme des princes » et devant l’ampleur de la crasse, nous nous disons « qu’un Libyen sans femme équivaut à une bicyclette sans roues! »…

« La partie est gagnée après 1900 km de désert »

LA PLATITUDE Notre perception de ce paysage vieux de 250 à 5 millions d’années est modifié par la platitude. Les montagne qui paraissent toutes proches se trouvent en réalité à plus de trente kilomètres. De part et d’autre de la route, des formations géologiques étranges interrompent enfin l’insistant tournoiement de nos pédales. Les nombreuse transgressions marines ont déposé sur le « bouclier africain » d’épaisses couches de sédiments il y a trois milliards d’année. Le sol est couvert de coquillages fossilisés et de fragments de bois pétrifiés. Dans le Tassili (Algérie), on trouve encore des crocodiles et des crevettes, uniques témoins vivants des ce désert inanimé qui fut autrefois si verdoyant.

DEMESURE Vaste Libye à s’y noyer! Pour tromper la bourrasque et la démesure de l’espace, Nathalie sort pour la première fois son MP3. Je prends l’habitude de glaner du bois et charger ma bicyclette pour le feu du soir. Pas un talus ou une bosse pour plante notre tente à couvert. A la nuit tombée, une voiture s’approche de notre campement. le colonel de police, Mohamed, nous a repérés et il apporte du thon en boîte ainsi que l’inévitable Vache qui rit.

Le lendemain, 80 km plus loin, comme promis, il vient à notre rencontre et nous dirige vers Maradah. Cette oasis paumée vit pauvrement. Ses habitants nous disent pourtant: « Chaque fois que l’on creuse pour trouver de l’eau, jaillit le pétrole! » Mais où passent les devises générées par l’or noir? Cela nous rappelle une phrase attribuée au maître du pays: « Tout ce qui se trouve sur terre appartient aux Libyens, tout ce qui se trouve dessous m’appartient! »

VENT DEMENT L’alignement des poteaux électriques confère une certaine géométrie à cette route défoncée où zigzaguent des camions transportant des sections de pipeline. Le vent dément souffle encore et toujours. Le sable fouette nos orifices et nos sacoches.

Pour équilibrer nos différences de force, je porte plus de bagages et Nathalie pédale à l’abir de mon vélo, mais rien n’y fait, les rafales nous agitent comme deux fétus de paille. Cette fois-ci, je m’abstient de dire à Nathalie: « Ce qui est embêtant avec toi, c’est que tu en a toujours marre avant d’arriver!… »

HAVRE DE PAIX N’y tenant plus, nous joignons un cabanon providentiel. Dans cet havre de paix calfeutré de matelas, un Soudanais enturbanné roule son chapelet dans une main. Il écoute une radio grésillante couché à même son lit et ne semble pas s’offusquer d’une tempête de plus ou de moins.

A l’approche de la côte méditerranéenne, le paysage seul semble relever la tête. Le désert verdit peu à peu de buissons torsadés. Malgré le ciel gribouillé, nous sentons que la partie est gagnée au terme de 1900 km de traversée du désert libyen…

Claude Marthaler/Bengazi, kilomètre 4887

La liberté, 12 janvier 2006

> Avec son amie Nathalie, Claude Marthaler, connu pour ses nombreux voyages à vélo, dont sept ans autour du monde et ses livres, est parti de Genève pour rejoindre l’Afrique. Actuellement, il est en Libye.